Mostafa Mattaoui revoit les pratiques de développement agricole

Impossible pour un marocain entraîné dans une expérience qui marche et fourmillant d’idées sur le développement agricole de ne pas nous vendre sa tirelire de trouvailles pendant une heure et demi non stop, puis de nous demander à la fin : « et vous, vous êtes qui et vous faites quoi au juste ? » . Alors jouons le jeu en optant pour la rigolade...


Je suis agriculteur et je suis également le maire d’une commune de 3000 habitants située à 125 km au sud de Casablanca. Elle s’appelle Sidi Boumehdi. J’ai repris la ferme familiale en 1987 après que mon père soit décédé. Nous avons eu des problèmes d’héritage, cela a été un peu compliqué... Ayant fait des études en France à Grenoble, j’avais tenté d’amener un peu d’esprit rationnel dans la famille, mais en vain !


Tu nous as parlé d’un projet de développement sur cette commune. Il a l’air de te tenir très à coeur. De quoi s’agit-il ?

L’expérience est née d’une Ong italienne qui travaillait avec le Centre de recherche en agronomie de Settat au Maroc. Je suis allé voir le centre de recherche pour leur proposer ma commune comme « terrain d’essai ». Ayant travaillé sur la notion de territoire et d’économie, j’avais une petite idée derrière la tête. En 1992, je demande le découpage d’une commune à partir d’une idée de développement agricole : nous présentons l’initiative au gouverneur de la province, au BIT de Tanger et à la coopération italienne. La commune a donc été lancé à partir de ce projet, ce qui était une aubaine formidable !


Quel était ce projet ?

Vous savez que les agriculteurs ici, comme dans beaucoup de régions du monde, sont menacés par l’ouverture des marchés : le blé américain par exemple est moins cher que le blé marocain et l’Etat a contracté dernièrement un accord de libre-échange avec les Etats-unis. En même temps, nous vivons des politiques globales qui n’apportent pas de solutions adaptées à la réalité du territoire : il faut que l’état marocain prenne en compte les expérimentations locales pour en élaborer une politique et des solutions adaptées à son territoire. C’est un des enjeux de la décentralisation. Il y avait eu des efforts de l’Etat marocain de faire une cartographie des spécificités agricoles mais il n’y pas eu d’outils d’accompagnement et de valorisation.

En toile de fond, il faut voir que les paysans avaient une certaine nostalgie du développement agricole qui se faisait pendant la période de dépendance française. A l’époque, on avait un système de rotation adapté avec des labours profonds, des petit pois, du blé et des jachères. Cela fonctionnait et c’était organisé. Le rendement était correct. L’Etat marocain a ensuite changé les pratiques et soixante-dix personnes se sont retrouvées livrées à elles-mêmes. De plus en 1981, il y avait une montée de la mécanisation mais les agriculteurs se sont retrouvés très endettés avec un système de prêt qui leur faisait payer des intérêts très chers.

Enfin bref, nous avons cherché à valoriser les techniques et les savoirs agricoles traditionnels tout en cherchant à les moderniser, à les adapter. Nous avons fait en sorte de faire progresser les connaissances générales et de les relier à ce que nous cherchions à valoriser : l’artisanat, la production agricole, l’élevage, la santé et la qualité de vie des habitants.

Un des volets consiste à introduire des cours d’alphabétisation pour les familles. Un autre volet consiste à favoriser l’artisanat spécifique avec les enfants grâce à une coopérative et dont les réalisations sont reprises et commercialisées par l’Ong italienne. Des formations professionnelles ont été apportées aux jeunes hommes en soudure, en menuiserie, en horticulture. Les exploitations ont été orientées vers l’élevage dont les investissements sont moins lourds. Les écoles sont fortement associées au projet qui est lancé depuis 1998. Il est aujourd’hui sur le point de s’étendre aux autres communes voisines.


Qu’as-tu appris dans cette aventure ?

J’ai refusé dès le début de choisir l’option de créer une association porteuse de ce projet et dont j’aurais été le président : cela aurait remis en cause la légitimité du projet. Je me rends compte que avons contribué à faire un retour et à modifier les pratiques de l’Ong. Il fallait lancer les actions d’abord, mesurer la satisfaction et ensuite de nouveaux besoins se sont exprimés notamment la création d’une association.

Nous avons recherché une alternative à l’existant et nous avons dialogué ! Cela n’a l’air de rien mais c’est essentiel ! On le fait bien pour les élections : on fait des campagnes locales où l’on essaie de dialoguer. On cherche à mettre en avant les richesses des uns et des autres. Pourquoi ne pas le faire avec les modèles de développement en prenant en compte les spécificités locales ? Ce serait un véritable progrès. Le développement doit se faire sur la base de l’expérimentation. C’est différent de standardiser et de plaquer des schémas.


En effet, les enseignement que tu en tires sont forts !

Oui, il faut créer une commune avec un projet : il doit être défini sur la base du vécu, de l’expertise des habitants, avec leur connaissance, leur patrimoine culturel, pratique et scientifique. Il faut aider les habitants à trouver la solution à leur problème. Nous imposons même à l’Ong cette méthodologie car les coopérants n’enracinent pas assez leurs initiatives dans le savoir et le tissu local. On fait des « projectiles » au lieu de faire des projets.

Il faut revoir la coopération internationale pour qu’elle profite au terroir : il faut encourager la coopération décentralisée en fonction des projets des territoires qui sont en route. Au Maroc, les communes en s’appuyant sur une charte nationale, ont le droit de lancer des coopérations avec des pays coopérants : nous pouvons nous ouvrir au monde. Je pense qu’il faut promouvoir la coopération. Nous sommes prêt à accueillir des étrangers pour intégrer leurs idées et leurs expériences dans nos projets. Et cela va aussi loin qu’un mode de pensée. Il faut que les acteurs de cette mondialisation soient en lien : il nous faut des échanges d’expériences, il faut que les initiatives se connaissent. On doit promouvoir les échanges entre les façons de faire occidentale et ce que nous faisons ici. On doit préserver l’identité des territoires, préserver leur diversité qui est source de dialogue et en même temps s’orienter dans un projet fédérateur.

Et cette mondialisation n’est pas compatible avec celle de la logique du libre-échange et de la compétitivité à outrance. Nous voyons des modèles partout : les jeunes veulent ce qui est montré en haut de l’affiche à la télévision. On montre les valeurs à la mode à la télé. Pour l’intégrisme, on a dévié le système très noble de valeurs énoncées dans le Coran. Alors qu’on dit même dans le texte du Coran que seul Dieu comprend la vérité du Coran et que les hommes ne peuvent qu’approcher la vérité. L’incertitude du monde d’aujourd’hui renforce les certitudes que l’on a à l’égard des idées.

Ce que j’ai appris également, c’est qu’il faut des leaders : si je n’avais pas fait des études, je n’aurais pas appris ce qu’était un territoire. J’ai pu aller me présenter au centre de recherche par exemple, devant le gouverneur régional, sensibiliser les responsables. Il faut donner plus de connaissances aux paysans pour leur permettre de résister, de s’opposer et de construire des alternatives.


De quoi as-tu besoin aujourd’hui pour promouvoir tout cela ?

Je suis demandeur de mise en réseau, de compréhension globale, d’échange d’expériences, pas seulement sur les actions dans le domaine du développement agricole mais aussi sur les modes de vie, les cultures. J’ai essayé une année de rechercher des expériences étrangères avec la culture du cactus mais j’ai eu du mal à avancer. Il m’a manqué le savoir-faire.

Il faudrait aussi introduire l’esprit d’organisation.On écoute beaucoup les italiens par exemple parce qu’ils ont quitté leur territoire et qu’ils se sont rapprochés des réalités.

Il faudrait s’échanger les solutions imaginées dans chaque cas. Je rêve de trouver un agriculteur qui puisse m’orienter et m’accompagner dans mes difficultés actuelles. Que mon action locale serve aux autres dans le monde, que l’on puisse être responsable et solidaire. En fonctionnant en réseau, on fait des aller-retour entre la pratique et la conception des actions. On modifie petit à petit ses propres pratiques au fur et à mesure que le réseau produit ses échanges et de la connaissance.



- En savoir plus sur la commune de Sidi Bouhmedi avec son site web.


Nous laissons à Mostafa des contacts et des expériences tirées de la base de données Rinoceros portant sur la méthodologie d’échange d’expériences et sur les pratiques de développement rural intégré.



Casablanca, le 2 avril 2004

Mots-clés

Aire géo-culturelle: Afrique du Nord - Maghreb
Catégorie d’acteur: Collectivité locale et municipalité - Elu et personnalité politique - Paysan, pêcheur et leader paysan
Domaine d’action: Agriculture - développement rural - Culture - art - Education - formation - Environnement et écologie - énergie - Santé - alimentation - Travail - emploi
Itinéraire de vie: Décalage ressenti avec les réalités - Désir d’échange et de partage - Engagement et volonté - Espérance dans un avenir meilleur - Participation collective - Prise de responsabilité - Processus d’apprentissage - Recherche de sens et de vérité
Méthode d’action: Capitalisation et collecte de l’expérience - Construction d’une parole - lobbying - Création d’organisations et de réseaux - Echange et valorisation de l’expérience - Expérimentation et innovation - Formation - renforcement des capacités - Recherche de financement et de pérennité
Mutation sociale: 1 Diffuser, partager la connaissance et transformer le système éducatif - 1 Promouvoir une activité scientifique responsable, démocratique, orientée vers les défis de la société - 2 Promouvoir un développement territorial durable - 2 Promouvoir une nouvelle approche de l’économie, au service de l’ensemble de la société et de la préservation de la biosphère - 3 Réformer la gouvernance locale : promouvoir les principes communs de gouvernance au niveau local - 3 Renforcer la capacité des sociétés à se projeter dans le long terme - 3 Définir et promouvoir à tous les niveaux des principes communs pour une gouvernance légitime, démocratique, efficace du local au global
Traversées - http://www.traversees.org
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