Embrasser les coeurs
Une Vodka double, comme d’habitude !
Mes talons ont frappé les marches de l’escalier qui mènent au bar, en sous-sol. Je savais que marche après marche, ma silhouette apparaissait lentement dans l’encablure de la porte aux yeux des premiers clients du club. Surtout, ne pas descendre trop vite, laisser le temps à chacun de prendre conscience qu’un ange descend du ciel. La plupart m’avaient reconnue bien avant de plonger leur regard sur moi quand je me suis enfin annoncée. J’entrais en scène, ça faisait partie de mon travail.
Comme chaque soir, en débouchant sur la petite pièce, j’ai scruté la salle rapidement et les premiers clients. Je ne l’ai pas aperçu tout de suite. C’est normal, je ne commence jamais par le comptoir. C’est pas au comptoir qu’on s’assoit quand on vient pour une fille. En général, on choisit les coins, là où la lumière est plus faible. J’ai reconnu quelques clients, des habitués, et je me suis dirigée vers le comptoir. C’est là ma place, en pleine lumière. C’est là qu’on s’exhibe, quand on est une fille.
Il était debout, seul, accoudé au bar. Il portait un blouson de cuir marron un peu passé, une paire de jeans et un bonnet de laine rayé bleu-blanc. Une Heineken lui tenait compagnie. Aziz lui avait servi des olives pour adoucir sa bière. Il y avait un tabouret de libre à côté de lui. J’ai pris sa direction et je m’y suis assise en demandant une Vodka double à Aziz, comme d’habitude. Tout ce temps là, il ne m’a pas regardée. Son regard était perdu dans les images que rendait la télévision de l’autre côté du comptoir. De temps en temps, il avalait une lampée à la bouteille. Avec sa barbiche et son bonnet sur la tête, on aurait pu croire qu’il était algérien. Mais boire une Heineken à la bouteille, ça ne trompait personne. Le gars à côté de qui je m’étais assise venait de l’autre côté de la méditerranée, là où les hommes ont de l’argent, là où les femmes sont libres.
C’est toujours par hasard que les européens tombent à « la flèche ». C’est l’enseigne lumineuse Heineken de l’extérieur qui les rassure. Ils viennent pour la bière et l’alcool. Peut-être aussi pour voir à quoi ça ressemble un bar dans une ville fantôme, dans une ville où les couvre-feu d’hier hantent encore les rues et les esprits d’aujourd’hui. Une ville qui se cache, le soleil passé de l’autre côté du monde, pour agoniser dans des bars comme « la flèche » jusqu’au matin. Peut-être qu’ils se disent que ça fait partie de leur voyage, ça fait partie de l’exotisme qu’ils viennent chercher ici. Mais peu viennent pour les filles. Ils restent au comptoir, seuls. Ils boivent leur bière. Et ils repartent comme ils sont venus, avec certainement une drôle d’image des nuits au coeur d’Alger.
J’ai sorti une cigarette et je lui ai demandé du feu. En français. Histoire d’être sûre.
Un bar où l’on vient mourir un peu
Désolé, j’ai arrêté de fumer !
J’avais rêvé le comptoir sur lequel j’étais accoudé pour boire une bière. J’en avais rêvé, bien avant de me mettre en route pour ce voyage. J’avais rêvé de me retrouver dans ces endroits un peu glauques, un peu clandestins, où l’ivresse prend possession du monde et où l’alcool s’installe à longueur de nuit à l’intérieur de ceux qui choisissent de venir y mourir, un peu. Une espèce de tripot, un boui-boui, non loin du port d’Alger. Vingt mètres carrés et un zinc en plein milieu. Un plafond qu’on touchait facilement en levant le bras. Une guirlande électrique pour seul éclairage. Un serveur et une télé, derrière le bar. Un « bouib » peut-être, mais un endroit ouvert où on pouvait boire de la bière après vingt et une heures. Pas seulement, évidemment. Ce genre de club s’accompagne souvent de filles, de filles de bar comme on dit ici. On y vient aussi pour ça. Autour de moi malgré la faible lumière, j’avais deviné quatre ou cinq tables, occupées par des couples d’un soir ou par des hommes sortis en groupe. Hommes ou femmes, ici on buvait et on bavardait fort.
J’ai été surpris quand elle m’a parlée, je l’avais pas vue s’asseoir. La télé-satellite, faute de mieux, accaparait toute mon attention. J’ai su tout de suite que c’était une fille qui travaillait ici. De toute façon, rien de bien compliqué à ça. La nuit tombée, dans les bars d’Alger, il n’y a guère plus que les « princesses d’un soir » et les poivrots qui courent les comptoirs. La sauvagerie de dix années de guerre est passée par là et balafre encore les visages de la capitale. Des visages durs, presque tranchants. Des visages où la méfiance se lit en permanence. On s’observe, on se scrute, on s’évalue et on garde ses distances. On ne sait jamais.
Son visage n’était pas très différent : des pommettes saillantes, un menton carré légèrement en avant, un nez fin et pointu et des lèvres discrètes qui dessinaient une moue légère ; ces jolies lèvres qui ne demandent qu’à s’ensanglanter et se gonfler de désir à la moindre occasion. Sa chevelure, mi-longue, noir ébène, était divisée par une raie fine au-dessus d’un petit front et retombait en grosses boucles sur des épaules délicates. Elle était vêtue tout de noir, chemisier en soie un peu ample qui caressait le haut de ses fesses qu’elles avaient légèrement moulées dans un pantalon en coton,. Noir. Elle cachait des petits yeux, noirs également ; un noir intense, presque tragique, qui sied si bien aux femmes et qui leur donne tantôt la force de vous défier tantôt le pouvoir de vous envoûter. Ils étaient encadrés par deux longs sourcils biseautés, et de grands cils arrondis. Sa peau méditerranéenne, cuivrée de soleil pactisait à merveille avec le noir. Elle était belle et elle le savait.
Une femme qu’on ne peut ni bouffer, ni baiser
Tu sais je vais te donner un tuyau, dit-elle.
Elle tire une latte sur sa cigarette, rejette la fumée dans son verre, l’aspire une seconde fois et avale une bonne lampée de Vodka. Ses yeux s’enflamment tandis que l’alcool glisse lentement le long de sa gorge. Elle ajoute :
Garde toujours un briquet avec toi. Ca fait toujours son petit effet d’offrir quelque chose à une sirène quand elle te le demande !
J’ai sourit et j’ai dit pour la taquiner :
Je ne vois pas de sirènes ici ?
Hé bien, regarde mieux !, proposa-t-elle avec une goutte de malice dans la voix.
Elle s’est alors penchée vers l’avant, simulant un geste anodin pour remettre une des boucles de ses chaussures. Elle m’offrait une vue délicieuse sur son décolleté qui s’était miraculeusement élargi et son corsage qu’elle avait noir aussi et qui semblait soutenir des seins ronds et hauts. Un geste prémédité, répété des dizaines de fois, je suppose. Rien de trop, du décolleté, du suggéré. Un art que peu de femmes savent manipuler avec délicatesse, douceur et charme. Une aubaine pour le marin qui rentre au port après de longues semaines de mer. Elle est restée dans cette position une poignée de secondes. Une éternité. Le temps pour moi de plonger dans les profondeurs de ses rondeurs intimes, d’y sentir les effluves exotiques qui en émanaient, et d’y deviner, dessinée de part et d’autre du haut de son sein gauche, le bout d’une queue de poisson.
C’est une queue de sirène ?
Je crois que oui !, murmura-t-elle en relevant la tête, son décolleté reprenant une position tout à fait décente. La queue d’une femme qu’on ne peut « ni bouffer, ni baiser » !
C’est charmant !, dis-je.
C’est pourtant vrai !, rétorqua-t-elle amusée. Mais rassure-toi, c’est pas de moi. En général, j’évite ce genre de vocabulaire, c’est pas mon genre !
Elle a repris une cigarette. Le serveur s’est approché pour lui proposer du feu. Elle a tiré une grosse bouffée qu’elle a recrachée longuement dans ma direction pour m’inciter à reprendre la parole. Elle ne me quittait plus de ses yeux noirs envoûtants depuis son numéro du décolleté qui s’ouvre et qui se ferme tout seul. Son regard était chargé d’électricité. J’ai pensé que c’était de cette façon qu’elle devait certainement foudroyer de désir les plus coriaces et les plus récalcitrants des fidèles aux plaisirs de la chair ou de l’adultère. Beaucoup trop d’ardeurs pour mes sens diminués de ces dernières semaines. Je choisissais de replonger mon regard dans la télévision-satellite derrière le comptoir. Malgré tout, c’était plus sûr, plus tranquille de ce côté du monde.
Il s’est approché pour m’ouvrir comme une fleur
Tu m’offres une Vodka ?
Si vous voulez, répondit-il sans conviction.
Une double alors !!!
Je sais pas pourquoi je restais là, à côté de lui ! Il n’était pas intéressé, ça se voyait. C’était pas un mec à filles et il était tombé à « la flèche » par hasard, comme les autres. Alors, qu’est ce que je faisais là à perdre mon temps ! Il allait boire sa bière et partir. Fin du jeu ! Fin du round d’observation et fin du match par la même occasion. Le regard plongé de l’autre côté du comptoir, je pense qu’il ne voulait rien voir d’autre que les images que lui proposait le tube cathodique branché sur satellite que nous offrait "la flèche". D’ailleurs, qu’y avait-il-d’autre à lui proposer ? A mieux le regarder, on décelait chez lui quelque chose de perdu, une mélancolie douce et forte, très masculine, qui donne du charme aux hommes. Une mélancolie habillée de mystères qui vous appelle. Il existe des visages qui ne s’éclairent que dans les rires. Il avait ce type de visage, fermé, presque triste, qui ne demande qu’à s’enflammer si on sait l’allumer. Les bras croisés sur le comptoir, j’ai subitement eu envie qu’il me prenne. Pour m’offrir les mystères de sa mélancolie. Pour m’envelopper et me réchauffer de son sourire. Dans mon monde, dans le monde de "la flèche", dans l’univers de la double V, ce n’est pas des sensations que l’on vit tous les jours. Les avais-je seulement déjà vécues ? Alors pour ces sensations nouvelles, pour ces terres inconnues, pour ce monde qu’il transportait dans son regard perdu, je n’aurais souhaité qu’il me plante là avec ma double.
Il a plissé les yeux, par gène je pense, et il a ronchonné :
Vous me prenez pour un américain ?
Aziz une double Vodka ! Pour Monsieur ! Enfin pour... Comment tu t’appelles ?
Léo. Léopold Wallet.
Enchantée Léo ! Bienvenu dans le monde de « la double V » !
Il a sourit légèrement en regardant sa bière et il a ajouté, avec timidité :
Et vous, votre nom c’est quoi ?
Tu peux m’appeler Enèris. Je préfère qu’on m’appelle comme ça ici !
Alors Enèris, c’est quoi cette fameuse sirène qu’on ne peut « ni bouffer, ni baiser » ?
Ah ça !, c’est pour la troisième double, m’écriais-je. Si tu veux vraiment savoir de quoi il s’agit, évidemment ? A la troisième double, c’est plus vraiment toi qui parle, c’est quelqu’un d’autre, un double bien caché, qui ne demande qu’une chose : pouvoir la ramener de temps en temps. Peut-être justement, cette fameuse sirène tatouée sur ma peau. Va savoir ?! Alors, fais moi plaisir, arrête la bière et aligne toi sur la Vodka. La bière ça t’envoie aux toilettes toutes les deux minutes et ça t’empêche d’écouter proprement ce que les autres racontent.
Il s’est redressé et il a porté la bière à ses lèvres. Il a descendu ce qui en restait en quelques secondes sans prononcer un mot et en reprenant son souffle entre deux, trois grosses lampées. Ensuite, il a retiré son blouson de cuir, m’a proposée de me lever pour le déposer sous mes fesses, sur le tabouret. Il portait une chemise blanche qui avait déjà bien vécue, entrouverte à l’encolure, parfaitement rangée dans sa paire de jeans qui dessinait le galbe de ses épaules. Il s’est approché, trop, peut-être exprès, et malgré les vieilles odeurs de tabac qui empestaient les murs et le reste, m’a ouverte comme une fleur aux senteurs chaudes de sa poitrine. Un monde s’ouvrait. Il a ensuite retourné et remonté légèrement les manches de sa chemise, laissant deviner un tatouage à l’intérieur de l’avant-bras droit. Pour la première fois, tout en me regardant dans les yeux, qu’il avait bleus, il a laissé son visage s’éclairer d’un large sourire, franc et contagieux. Son regard a glissé sur ma Vodka et il a dit :
Je t’attends !