Le parcours et la halte

Tout ça commence au commencement, lorsque l’on comprend que tous les chemins obligent à parler, et que toute parole évoque une absence. Alors, comme dans les contes, à chaque étape, on dépose quelques cailloux, non pas pour revenir comme le croient les enfants, mais pour savoir qu’un jour on était là avec quelques mots et qu’après on a marché de nouveau et imaginé d’autres phrases.


Une pierre c’est une halte, juste le temps de toucher sa mémoire, avant d’aller à nouveau. En fait, c’est partout pareil, on rêve de faire trace, comme l’usure des cordes à la margelle des puits, et puis on s’empresse de partir. C’est comme ça, dès le commencement, il y a le parcours et la halte.

Après par exemple, il y a l’école, comme un autre monde au début. On y va par étapes - celle de l’oiseau, de l’arbre et de la boutique - à la mesure de ses pas. Autant de trêves entre l’obéissance de la maison et la rigueur des nouveaux savoirs. Autant de lieux différents de chez soi, mais cependant toujours identiques, comme d’autres lentement apprivoisés. En fait, dès l’enfance, choisir une ombre ou un lieu, c’est accorder sa confiance.

Encore après, comme les commerçants, on va plus loin. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ces marchés qui recueillent le monde entre quatre tôles : timbales de Chine, fripes d’Amériques, tissus de Côte d’Ivoire, pièces du Nigeria. Le Mali est un pays qui déborde. Mais les voyages restent comme ceux de l’école, toujours pareils : de l’inquiétude, quelques mots, un peu d’espoir...

« Mon premier voyage, c’était à Lagos. J’étais à la fois content et inquiet, parce que je ne savais pas ce qui m’attendait. J’avais des recommandations et des logeurs, des maliens sont installés là-bas qui s’occupent de toi. Les étrangers, tu connais pas leurs langues. Avec les maliens, tu leur fais confiance. Tu parles en bambara (...) . Plus tard, j’irai plus loin. Hong-Kong, Djakarta, Dubaï. Là-bas, aussi il y a des maliens, c’est le même système (...). Il y a des risques, mais si quelqu’un meurt à l’étranger, il y aura toujours un moyen pour faire revenir son corps puisqu’il n’est pas de là-bas et que sa famille est ici ».

Bref, le monde comme un jeu de marelle, à cloche-pieds, saute-frontières, ou cache-devises, quelques chiffres à gagner entre l’enfer et le paradis. Mais dans ces promenades si semblables que sont nos vies, les mots, par contre, changent.

Ainsi lorsque le voyageur se dit dans sa langue en bambara, il n’est pas immigré mais « arpenteur du monde » (dugutaala) ou « enfant de la marche » (taamaden). Le trajet est une boucle puisque partir à l’étranger (ka taa tunga fe), c’est dans les bénédictions déjà anticiper le retour (ala ka taa ka segin nogoya). Au mode de l’humain, voyager s’accorde avec tant de verbes, espérer (ka jigi soro yen) bien sûr, mais aussi regretter (nimisa), se soucier (miiri), être nostalgique (nenafin)... revenir aussi, mais c’est souvent plus difficile : l’aventure doit avoir réussi et la magnificence des cadeaux (sama) doit l’attester. Combien ne peuvent rentrer chez eux par crainte de la honte (maloya) ?

Mais partir, c’est aussi rencontrer (kunben). Au plus lointain, il y a celui que l’on désigne par son origine (yoruba mina, etc) ou selon une géographie péjorative et suspicieuse (tu koro mogo, les gens de la forêt), puis il y a ceux dont on apprivoise l’étrangeté par la plaisanterie (sinankuya), et enfin il y a le logeur (jatigi) dont on est, en confiance (da), le convive, ou l’étranger (ne ka dunan). Dit dans les mots d’ici, partir c’est s’aventurer, pas émigrer.

Aller, c’est aussi revenir. Mais le voyage a dénoncé l’insuffisance des certitudes familières, et c’est changé que l’on retourne. Prenez le comme vous voulez - décentré, métissé, messager des réciprocité - pour vous il y a dès lors, d’autres goûts et d’autres nostalgies. Ils vous surprennent : ce sont ceux des autres que vous critiquiez et qui parfois vous refusèrent. Comment dire autrement le vain, pourtant si proche des combats ou les anciens cherchent leur souvenirs ? Les albums aux photos de neige, les accents parisiens même en soninke... et comment en sens inverse, ne pas évoquer ces « ex-patriés » cherchant dans quelques marchés afroparisiens les saveurs des rires et des arachides. Le voyage partage, et dès lors, vous êtes étranger à vous-mêmes ou présent à d’autres mondes. C’est selon l’humeur.

C’est ainsi, tant qu’il vit, l’homme n’a pas de maisons (so te ce la), après il faut bien se fixer. Mais cette halte biographique, il faut la faire chez soi. Par intérêt tout d’abord, pour que la foule au dernier jour, témoigne que l’on a honnêtement traversé le monde (dijne latige) et puis pour être certain que les offrandes (saraka) seront bien faites.

Ensuite, dans la petite tombe (kaburu den), couché sur le côté droit, le regard tourné vers l’est comme une autre attente. Mais ce voyage on le fait chez soi, l’ombre enfin accordé.


Voilà, c’ est comme ça une vie. On commence par parler puis c’est la « mise en taire » . Entre ces deux moments, on peut toujours rencontrer d’autres et les accueillir. En gros, les écouter se dire avec leurs propres mots.

Yannick Jaffré


Article extrait du magazine TAPAMA n°2, décembre 1997, revue culturelle malienne publiée par les éditions Donniya
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