Léo et son monde - Acte I

Je suis assis devant la grande table réservée aux ermites de passage. Il est à peine 8h00, je me suis levé à 6h00 pour aller courir et comme chaque matin depuis quelques jours les frères de l’ermitage m’ont préparé un copieux petit déjeuner. Dans cette petite pièce où je suis seul et qui sert de réfectoire, entre Jésus et Marie, je regarde le jour se lever à travers les persiennes. Je suis bien. Je rêve.

Je rêve d’une maison, blanche aux volets bleus. Des volets en bois, des fenêtres à carreaux. Une pièce unique de huit mètres sur quatre, pas de revêtements aux murs, pierres apparentes.

Quand vous entrez chez nous, sur la gauche et sur toute la largeur de la maison, se trouve la cuisine, une cuisine classique avec son frigo, ses plaques de cuisson, son four, ses éviers, son plan de travail, en teck. Sa particularité, c’est qu’en son milieu on y a installé un fourneau à bois, pour cuisiner de temps en temps et pour chauffer quand il fait un peu froid. Sur le mur, au-dessus, une multitude de placards sert à collectionner les conserves, les confitures, les provisions dont une partie provient directement de notre jardin.


De l’autre côté, sur le mur opposé, une immense étagère occupe toute la largeur et accueille les ouvrages, les romans, les recueils de poésie, les essais, les biographies, les photos, les cartes de nos voyages, ..., qui nous accompagnent depuis notre enfance. Une partie de notre patrimoine qu’on souhaite léguer aux enfants. A droite de cette étagère-bibliothèque, une petite échelle ouvre une porte sur le ciel, enfin, sur le grenier. Au pied de la bibliothèque, dans le coin gauche cette fois, nous avons installé un canapé trois places qui nous sert de lit et qui offre refuge et hospitalité de temps en temps aux petits trop petits pour affronter seuls le silence de la nuit. Le canapé est appuyé le long du mur qui vous fait face. C’est un mur un peu original, percé en son milieu par une double porte battante classique des cuisines de restaurant. A la gauche de la porte, le pan de mur qui touche la cuisine est en pierre et reçoit un grand placard dans lequel gamelles et vaisselles prennent place. De l’autre côté de la porte, c’est une grande cloison de verre qui court jusqu’à la bibliothèque. Elle donne sur la salle de bains et nous permet de surveiller, depuis la maison, les enfants quand ils prennent leurs bains.


Pour rejoindre la salle de bains, il faut sortir de la maison par la porte battante et emprunter un sas, lui aussi de verre, qui nous permet de déposer chaussures et vestes quand on rentre de balade. C’est un sas triangulaire, genre triangle isocèle pour les matheux, qui possède une porte sur chacun de ses côtés. L’hypoténuse, soit le plus long côté, accueille une porte qui donne sur le jardin. Un côté s’ouvre par la porte battante sur la maison et l’autre sur la salle de bains.


La salle de bains est sobre et extrêmement lumineuse. C’est une véranda, une bulle de verre collée au sas et à la maison. Sur chacun de ses côtés, des stores, quand même, pour plus d’intimité. On y trouve une douche, une toilette, un lavabo et une machine à laver qu’on essaie d’utiliser le moins possible pour ne pas tirer de trop sur les batteries solaires.


Le frigo et les plaques de cuisson marchent au gaz. Quant à l’eau chaude, c’est très rare qu’on la réclame ici, et quand ça arrive pendant les mois les plus froids, on la fait chauffer sur le fourneau pour remplir la baignoire roulante que l’on s’est confectionnée et qui permet de laver trois de nos enfants en même temps, à l’extérieur ou à l’intérieur, c’est au choix des intéressés. Depuis le dernier hiver, la plus grande préfère désormais se doucher à l’eau froide, mais seule.


De l’entrée, sur votre droite, une grande table vous invite à vous asseoir pour prendre le thé voire le repas, à la bonne franquette et à l’africaine : sans assiette, ni fourchette dans un grand plat unique dans lequel chacun vient puiser à sa faim. Sur cette table, on mange tranquillement à huit. Ca tombe bien puisqu’on est huit à vivre ici.


Oui, on est huit, et il y a quelques jours encore, ils étaient six à vivre là-haut, au grenier. Là-haut, les adultes n’ont pas droit de séjour, à part de temps en temps en cachette pour voir ce qui s’y passe. Là-haut, depuis dix ans maintenant six enfants ont, petit à petit, appris ce qu’était la cohabitation. Au départ, la plus grande dormait seule. A cette époque, elle avait quatre ans. Puis pour ses six ans, elle a accueilli Théo, le premier petit frère qu’elle réclamait depuis si longtemps. Dans sa huitième année, c’est une petite soeur qui est arrivée, Noée. A dix ans, c’est encore une petite soeur qui a vu le jour, Léa. Puis il y a un an maintenant, on a obtenu l’agrément qu’on attendait depuis cinq années pour pouvoir adopter. C’est ainsi que Modeste et Félicité, deux jumeaux burkinabè, nous ont rejoints.


Ah ! Grandir ! La plus grande a sollicité, il y a quelques jours, la possibilité de pouvoir élire domicile dans Marguerite à une trentaine de mètres de la maison et de quitter la chambre collective des enfants du grenier. Mais aussi grande soit-elle et des envies d’émancipation qui la tiraillent, c’est bien avec son petit frère, âgé seulement de huit ans, qu’elle tente l’aventure. Elle a promis de veiller sur son frère, c’est l’accord qu’on a passé. Alors, pourquoi pas ? Marguerite ne roule plus depuis longtemps mais avec Félipé, on a pas pu s’en séparer, même si elle siège depuis des années dans un coin du jardin, les ponts posés sur des parpaings. Les enfants adorent dormir dedans. Ils savent qu’elle a fait le tour du monde, c’est peut-être ce qui leur plaît, imaginer dormir de l’autre côté du monde. On leur a promis de les emmener pour un grand voyage, très bientôt, dès que les jumeaux auront trois ans, en bateau peut-être. Et puis Marguerite à tout ce qu’il faut pour les accueillir tous les deux : coffres de rangement intérieurs, filets au plafond, un grand coffre dans le compartiment moteur depuis que celui-ci est allé finir ses jours dans l’unique garage du village, un lit deux places et puis un grand auvent où deux chaises et une table tiennent facilement. Je les ai aidés à le tendre hier matin. Il manque juste l’électricité. On tirera une rallonge, de temps en temps, depuis la maison pour qu’ils puissent regarder, un peu, la télé avec leurs copains. Au delà de ces rares occasions, ce sera éclairage à la lampe à pétrole.


C’est d’ailleurs à la bougie et à la lampe à pétrole qu’on a tous été invités , hier au soir, au lancement officiel de la Chambre Marguerite. Pour l’occasion, la plus grande s’est risquée à la lecture d’un de mes premiers contes, écrit il y a longtemps, un peu triste. Mais elle est triste, elle est amoureuse d’un garçon qui est de passage dans la région pour les vacances et qui repart la semaine prochaine. On sait ça de source sûre : Théo.


Là-haut, on en a profité pour réaménager les combles tout en assurant aux « expats » qu’ils disposaient d’un droit de retour au grenier, sous réserve d’un avis favorable de leur frère et de leurs soeurs. Là-haut, Noée et Léa ont choisi de continuer à partager le même lit, tandis que Félicité et Modeste, de toute façon, ne savent pas dormir autrement que l’un contre l’autre.



Dans mon rêve, tous les soirs s’ils le souhaitent, nous accueillons dans le kiosque que nous avons construit à cet effet, les anciens du village et tous ceux qui sont prêts à venir écouter leurs mémoires, imprégnées de contes miraculeux, de légendes magiques ou tout simplement de l’Histoire du monde.


Dans mon rêve, quand les anciens ratent le rendez-vous, c’est moi qui prend le relais en lisant une des nombreuses nouvelles qu’enfin j’ai réussi à écrire et publier. Je raconte la Terre, les infinis qui nous composent et qui nous entourent, depuis l’infini de l’univers jusque l’infini de nos passions, de nos rêves, de nos amours.


Car dans mon rêve, je raconte des histoires, je suis écrivain pour enfants de - 9 mois à + 99 ans. Un écrivain modeste, un modeste écrivain.


Dans mon rêve, je suis père au foyer, et jusqu’à ce que les enfants soient grands, je m’occupe de leur éducation : je les accompagne pour apprendre à lire, écrire, compter, penser, réfléchir Ils cherchent à peindre, à raconter des histoires, à jouer de la musique. Ils s’essaient à la culture, à la cuisine, à la pêche. Ils travaillent de leurs mains, ils créent. Ils prennent le temps d’écouter leurs rythmes, leurs envies, leurs désirs, leurs rêves. Ils expérimentent le Tout-possible, la magie des coïncidences. Ils apprennent à croire en l’Homme, à espérer, à aimer, à vivre chaque seconde. Ils comprennent la tolérance, la compréhension de l’autre, la connaissance de soi, la planète.


Dans mon rêve, celle qui m’accompagne depuis maintenant dix ans, est camelot. Elle court de marché en marché au volant de notre nouveau neuf places que nous avons baptisé de façon très originale « Marguerite II », qu’elle remplit de marmaille et de fleurs plus belles les unes que les autres.


Dans mon rêve, la fée qui m’accompagne, quand elle n’est pas enceinte, parcourt le monde pour ramener d’ailleurs des espèces de marguerite encore inconnues. Elle les cultive, les greffes les unes avec les autres jusqu’à atteindre des fleurs magnifiques, uniques qu’elle finit par offrir aux amoureux qu’elle rencontre contre l’image d’un baiser. D’ailleurs elle m’en offre beaucoup. Je suis amoureux d’elle et je l’embrasse beaucoup.


Dans mon rêve, l’amour est roi et sa reine est la poésie.


Dans mon rêve, c’est sur une petite île perdue dans le coin d’un océan que l’on dit infini que nous vivons.


Dans mon rêve, on habite un vaste terrain appuyé sur une colline surplombant la mer depuis une falaise.


Dans mon rêve, ce monde là est bien réel.


Dans mon rêve, je ne rêve pas.


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