Penser à l’Autre
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J’ai lu qu’en des temps plus anciens, tout voyageur, tout pèlerin, tout Autre était considéré à la fois comme un homme et comme un Dieu. En ces temps là, les croyances voulaient que les Dieux puissent revêtir l’apparence des hommes et devant cette ambivalence, chaque rencontre devait comporter humilité et respect. La rencontre de l’Autre était donc vécue comme un événement exceptionnel, une bonne fortune qui pouvait être unique et qu’il ne fallait manquer en aucun cas. De là nous vient le sens profond de l’hospitalité.
Vu sous cet angle, si le pèlerin, le voyageur, l’Autre est un pur produit du ciel, il va de soi qu’il est de sa responsabilité de se comporter non pas comme un Dieu tout puissant qui aurait le pouvoir de dominer ses sujets mais bel et bien comme un homme simple et humble qui aurait le désir de rencontrer ses semblables. Sur ces routes qu’il emprunte, en d’autres temps, d’autres voyageurs plus hostiles ont peut être marqués d’une empreinte de bottes l’histoire et la memoire collective. En ce sens, le voyageur porte la responsabilite de la Relation à l’Autre. En ce sens, tout déplacement vers l’Autre est d’abord un acte de paix, un acte confraternel.
Anecdote de routes : C’est une chaude journée du mois de septembre 2004. Nous sommes au Niger, à Agadez. Je suis dans la rue poussiéreuse entouré d’une ribambelle de gosses d’à peine plus de dix ans. Ils s’amusent à me suivre, à m’appeler toubab, à me demander quelques francs. Il s’agit plus d’un jeu, de l’opportunité réelle d’être avec un Autre, d’essayer autant que possible de me « relationner » avec cet Autre, d’où les réflexes de mendicité et ce mot toubab qui sort de la bouche de tous et qui désormais appartient à la culture africaine. Tous et toutes, ils sont peut-être une vingtaine, cherchent a tour de rôle à me donner la main et j’essaie à mon tour autant que je peux, entre deux sourires et deux mots, d’attraper la main du plus grand nombre. Au début je ne comprends pas bien pourquoi chacun cherche à s’accrocher à mon bras jusqu’à ce tout petit bonhomme, plus petit que les autres qui se fraie un passage jusqu’à mes genoux en jouant de ses petits coudes et qui s’accroche à ma jambe au point de m’obliger à me pencher vers lui. Des ses deux petites mains il me caresse doucement le visage et les avants bras puis se passe les mains sur son propre visage et ses avants bras. Les autres, les plus grands se moquent évidemment parce qu’ils savent que je ne suis pas tombé du ciel. Mais lui, le tout petit, il en sait rien et dans sa toute petite tête, Dieu à toutes les chances d’être blanc et pas noir comme lui. Aussi dans le doute vaut-il mieux lui montrer qu’on aimerait être comme lui. Sans trop savoir ce qu’il voulait, je lui ai rendu la pareille. J’ai caressé son front et ses cheveux et je me suis passé les mains sur la figure et les avants bras.
Qui n’a pas voyagé en dehors de ses frontières culturelles, qui n’est pas allé à la rencontre de l’Autre en d’autres terres, qui n’a pas fait un pas vers lui pour l’embrasser dans sa diversité depuis ses croyances et ses représentations du monde jusqu’à son mode de vie et son quotidien, alors celui là ne peut pas savoir ce qu’est l’hospitalité et les profondeurs qu’elle recèle en terme de solidarité, de fraternité et de désir de compréhension de l’Autre.
Tout voyage, tout pèlerinage, tout déplacement vers l’Autre est une merveille qui ne peut que rapprocher les peuples, les réconcilier. Il m’ouvre à l’Autre dans sa diversité en même temps qu’il me révèle notre unité, notre identité commune. C’est confronté à l’Autre que je prends pleinement conscience de mes racines, c’est en face de l’Autre que je comprends notre destin commun et que se révèle à moi mon humanité, mon appartenance à sapiens. C’est ce qui appelle la compassion et la compréhension : si l’Autre est une partie de moi et que je suis une partie de lui alors face à lui rien n’est moins important que d’essayer de le comprendre pour mieux me comprendre et mieux partager nos existences, et qui sait, pourquoi pas, grandir ensemble.
Souvenirs, souvenirs : Comment pouvons-nous expliquer les dizaines de thés partagés avec les marocains, les sénégalais, les nigériens, les turcs, les iraniens ou les vodkas avalées avec les turkmènes, les ouzbeks, les kirghizes ?
Sans ce désir de nous relier à l’Autre, omniprésent en chacun de nous, comment donner du sens a ces milliers de visages tous ou quasi habillés d’un sourire ?
Comment expliquer ces soirées passées avec trois mots de la langue locale et un dictionnaire pour se raconter nos vies ?
Comment expliquer ces heures passées à jouer avec un damier en carton, des bouchons de bouteilles plastiques en guise de pions et toute une famille kirghize ?
Comment expliquer les accolades des paysans chinois, les embrassades des argentins, les larmes des iraniens, les rires des togolais ?
Nous sommes reliés et c’est cette Reliance qui donne sens à notre communauté et à nos existences. Quelque soit l’endroit sur cette terre, quelque soit le point du globe où je choisirais de poser mes valises, je serais toujours un morceau de cette communauté, quoi qu’il arrive. Et je serais toujours perçu comme tel.
Dans ma relation à l’Autre, je dois aussi accepter que nous sommes séparés. Car c’est aussi devant l’Autre que je prends conscience de nos différences, de nos particularités. Nous sommes à la fois reliés et séparés, je suis à la fois le NOUS et le JE, Moi et l’Autre. C’est cette double entrée qu’il nous faut intégrer et accepter dans nos façons d’imaginer la vie : sans cette articulation, sans le bon fonctionnement du JE - NOUS, nous sommes tentés de nous réfugier sur ce que nous connaissons le mieux, nous - mêmes, la communauté qui nous entoure, souvent la famille. Mais si j’accepte que l’Autre soit mon reflet, si j’accepte qu’il me renvoie ma propre image, alors ce regard sur moi pourra m’aider à grandir.
Tant qu’il y aura des Hommes il y aura Reliance, et tant qu’il y aura Reliance il y aura Amour, la clé des portes de l’ailleurs, la passerelle vers autre chose, vers un autre monde. Aucune guerre jusqu’ici, aucune muraille n’a jamais su empêcher la relation à l’Autre. Quelque soit la culture, quelque soient les repères du pays que je traverse, je serais toujours cet Homme dans ses différences mais aussi dans ses similitudes. En ce sens, le moindre pas vers l’Autre, aussi ridicule qu’il puisse paraître à première vue, est un acte d’Amour. En ce sens tout voyage, aussi infime et banal soit-il, est une hymne à l’Amour.