Pour un autre service public avec Ibrahima

Nous devions nous voir pour essayer de réparer un poste informatique grièvement endommagé. Le poste s’est finalement réparé tout seul, et ce faisant, voilà qu’Ibrahima annonce qu’il est fonctionnaire à la Direction Régionale du Développement Rural de Ziguinchor. Une aubaine.
Ibrahima est aussi artisan sorcier en médecine traditionnelle, ce qui expliquerait la guérison de l’ordinateur ? En attendant, quid du métier qu’il exerce depuis une trentaine d’années ?

Quelles sont les priorités du Sénégal en matière d’agriculture ?


Une des priorités affichées de l’agriculture du Sénégal est d’assurer la sécurité alimentaire. L’agriculture est une agriculture traditionnelle et la production qui s’étend cinq mois sur douze ne suffit pas à couvrir les besoins alimentaires. L’appui de la solidarité internationale est nécessaire. Cette priorité demande en même temps d’interroger transversalement les questions d’emploi, d’équipement et de technologie et de connaître les budgets familiaux et les ressources foncières et agricoles mobilisables afin d’élaborer un plan de production. Cette démarche est insuffisamment mise en oeuvre.


La conception des politiques publiques et du modèle d’agriculture est problématique : il faudrait sortir du bricolage, cultiver pour assurer les besoins annuels mais aussi générer des surplus qui permettent de nourrir des circuits d’échange et des liquidités.
Côté politique, c’est la main-mise des politiciens et l’absence des techniciens dans les processus de décisions. Au Sénégal, le Chef de l’Etat donne les objectifs de production agricole sans consultation des ministres, des conseillers ou des services. Le Ministère délivre ensuite des directives que nous ne comprenons pas. Il n’y a pas de stratégie alors que tout technicien sait qu’un système de production requiert l’analyse, la planification, l’évaluation en boucle pour perdurer.

Exemple l’année passée. Il fallait produire un million de tonnes de maïs. Les semences sont été distribuées. La préparation des procédés de transformation et de préparation, le volet phyto-sanitaire, la sélection, la certification du maïs, tout cela ne suit pas d’après moi et nous en mesurerons les effets dans deux ou trois ans. Idem cette année avec la manioc. Certains paysans vont gagner beaucoup en vendant le maïs alors que d’autres, parfois leur voisin immédiat, vont sauter leur repas !


Tu ne crois pas que tu es un peu usé par tant d’années d’exercice d’une activité qui ne te correspond plus ?

Oui et non ! Non parce que nous fonctionnons la tête à l’envers : nous avons pris des modèles que nous avons appliqué dans un schéma pyramidal. Le haut qui est borgne décide pour le bas qui met la main à la pâte. Oui parce que essayer de changer cela, c’est résister, conquérir, battre en retraite et se résigner.


As-tu le sentiment que tu peux changer quelque chose dans tous ces rouages ?

Non pas vraiment ! Pour cela, il faudrait que j’aie un minimum de moyens. Pourtant tous les jours je me dis que l’on a rien compris à l’agriculture.
J’ai participé au montage d’un projet de Centre de collecte et de diffusion des expériences des services publiques et des organisations de producteurs (projet sur 5 ans). Nous avons imaginé cette initiative dans le cadre d’un groupement d’initiative économique indépendamment de ma m. Il s’agissait notamment de s’appuyer sur l’audiovisuel pour valoriser les actions des uns et des autres. L’idée a été appréciée au sein de ma direction, mais il n’y a pas eu de représentant l’Etat pour défendre le dossier auprès de la coopération allemande. Donc pas de suites.

Des liens avec d’autres réseaux me permettrait d’y voir plus clair et m’aideraient dans mes démarches.


Quelles propositions ferais-tu pour changer cela ?

Changer les mentalités pour que les paysans prennent conscience des enjeux globaux de l’agriculture et les sortir des nécessités du court-terme, qu’ils développent leur responsabilité.
Réformer le service public en charge des affaires agricoles pour qu’il soit capable de :

- penser la production sur l’ensemble de la filière, de la semence à l’exportation,
- préparer en amont les politiques avec les exploitants impliqués dans les organisations de producteurs,
- recenser les potentialités des producteurs, améliorer la connaissance des besoins dans une perspective d’auto-suffisance,
- améliorer le système d’information agricole,
- remettre en route des projets de vulgarisation et d’encadrements,
- développer la transformation primaire des récoltes,
- poursuivre l’intégration des exploitations dans les organisations de producteurs (CLCOP, CRCR, GIE...).

Pour cela, les ingénieurs ne doivent plus être des exécutants comme c’est le cas aujourd’hui, mais des concepteurs amenant leur part d’expertise dans l’élaboration des dispositifs publiques. Il leur faut une force de proposition à partir de laquelle peut s’ancrer la décision politique. Le dialogue devrait avoir lieu entre les politiciens et les techniciens au lieu que le premier polarise la légitimité et la décision. Je peux élargir sans trop me tromper cette recommandation aux autres directions de l’Etat.


Et tu pratiques la médecine traditionnelle n’est-ce pas ?

Oui. En ayant fait 31 ans de brousse, j’ai rencontré beaucoup de soigneurs traditionnels qui m’ont enseigné des choses que tu ne peux apprendre nulle part ailleurs. Je peux soigner une soixantaine de maladie. Cela me permet d’arrondir mes fins de mois qui plafonnent à 150 000 CFA (250 euros). C’est une médecine à base de plante qui se révèle efficace pour soigner toute sorte de problèmes : de la contraception à l’hépathite B, en passant par les angines et la force invisible qui stoppe net les balles d’un fusil. Tiens prends donc ce mélange qui devrait t’aider à surmonter la fatigue...


Ibrahima Sidibe est agent de la fonction publique au sein de la Direction régionale du développement rural de Ziguinchor. Il a sillonné le Sénégal en travaillant pour différents services du Ministère de l’Agriculture.



Quelques compléments :
- L’agriculture et le développement durable - cahier de propositions de l’Alliance pour un monde responsable pluriel et solidaire (format PDF - 140 Ko) -> télécharger
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