L’approche autonome selon Larbi Zagdouni

Nous sommes dans le couloir depuis quelques minutes quand un bonhomme un peu bourru, une cigarette collée aux lèvres, passe devant nous et entre dans son bureau sans même nous regarder. Or dans une école marocaine quand un marocain a rendez-vous avec deux français, en général, ils ne peuvent pas se rater.

Larbi Zagdouni est un universitaire de pure souche et pour entrer en contact avec lui, il faut respecter les règles de bienséance imposées par le respect qui existe entre un professeur méritant et ses étudiants. Alors, pendant quelques minutes, le temps de faire connaissance, nous re-voilà à nouveau étudiants.

Mais c’est plus de la forme qu’autre chose car très rapidement Larbi se prête au jeu de l’entretien et de la rencontre informelle. C’est un homme d’échange et de partage, un homme de coeur, amoureux de la France et du Maroc. Alors une cigarette après l’autre, il n’éprouve aucun mal à nous parler de lui.


Je suis agro-économiste de formation. J’ai eu mon Bac en 1975 et à cette époque il existait des projets de coopération notamment avec la France. C’est dans ce cadre que j’ai fait une spécialisation à l’Institut agronomique de Paris. J’ai ensuite commencé à travailler et mon premier boulot c’était à l’INRA au Maroc sur un projet financé par les américains et concernant le développement des zones arides et semi-arides. Ca a duré quatre années, mais je ne m’épanouissais pas alors j’ai demandé mon détachement ici à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II. Vous savez que c’est un des rares instituts au monde qui regroupe toutes les sciences en lien avec le travail de la terre, de l’agriculture à l’agronomie, en passant par les sciences vétérinaires ou les métiers liés à la forêt. Tout est réuni sur le même campus. C’est une facilité de travail énorme.


Pourquoi souhaitais-tu absolument rejoindre l’Institut ?
Si je suis venu ici, c’est parce que je voulais travailler avec Paul Pascon, un maître en matière de développement rural, mon « mentor ». Suite à son décès, j’ai dirigé l’équipe de la Direction du développement rural (de 1985 à 1998). En 1998, le centre a été fermé pour cause de restriction budgétaire et je suis devenu directeur central de l’Enseignement, de la Recherche et du Développement au Ministère de l’Agriculture. Et voilà, je suis de retour en tant qu’enseignant-chercheur. C’est Paul - sociologue marxiste puis marxien comme il aimait se qualifier - qui est à l’origine de la direction et qui a impulsé mes idées. Après sa mort, j’ai souhaité continuer son oeuvre : j’ai d’ailleurs laissé tomber ma thèse pour continuer les projets qu’il avait initiés. Je ne suis pas le seul à avoir été « contaminé » par ses idées. D’ailleurs, c’est avec des gens qui ont croisés Paul Pascon que je m’engage dans des projets de dévelopement le plus souvent.


Tu peux nous parler d’un projet de développement rural en particulier que Paul Pascon aurait initié et auquel tu aurais participé ?
Depuis 15 ans, nous nous intéressons au développement rural des régions sahéliennes : nous travaillons notamment sur les oasis avec les institutions compétentes, avec l’appui d’organisations internationales telles que la FAO et bénéficions de fonds provenant du FADES et du FIDA. Il s’agit de projets de développement local avec une idée assez originale : s’appuyer sur l’existence des oasis en Mauritanie pour imaginer la mise en place d’un système de production agricole.


Et vers quels systèmes vous êtes-vous orientés ?
En collaboration directe avec le Ministère du développement rural de Mauritanie, on voulait imaginer autrement le transfert de technologie et de développement des oasis (au nord du fleuve) : le principe était d’apporter de nouvelles techniques de pompage de l’eau qui soient adaptées au contexte local.

Or, quelques années auparavant, le Ministère en lien avec une ONG internationale avait tenté l’importation directe de moto-pompes. Mais très rapidement, on a constaté que le transfert était trop brutal : il n’y avait pas suffisamment de savoir-faire locaux pour assurer la maintenance des appareils. Lors de l’évaluation du projet, j’ai vu que c’etait un véritable cimetière de moto-pompes : en fait, les moto-pompes avait duré un cycle de culture seulement. Cette année là était particulièrement aride et les prix des légumes ont flambés, ça a été la course à la production de tomates et l’appât du gain a accéléré l’usage des appareillages installés.


Comment avez-vous envisagé les choses par la suite ?
On a recruté comme experts des artisans puisatiers marocains en les insérant complètement dans la société locale. Vous savez en général le courant passe beaucoup plus vite entre paysans, même de cultures ou d’origines différentes. Dans le sud du Maroc les artisans puisatiers disposaient d’un savoir-faire reconnu pour l’exhore d’eau par traction animale, système qui n’existait pas dans cette région du Sahel.


Et ça a bien fonctionné ?
Au début nous avons expérimenté sur une seule oasis et ça a bien marché, alors ça nous a encouragé à developper la méthode sur quatre autres oasis. Le Mali a eu vent de nos expériences et nous a sollicité pour venir tenter un chantier dans la région de Gao à 1500 km au Nord de Bamako en pays touaregs. On a démarré en 1984, c’est en 1987 qu’on a exporté l’expérience vers la région de Gao.


Quels étaient exactement les savoir-faire qui étaient recherchés ?
Tous ! Ni la méthode de puisage, ni les savoir-faire n’étaient disponibles sur place. Il a fallu tout « importer ». On a commencé par la formation des maçons locaux aux techniques de puisage, de cuvelage et de busage des puits avec recyclage de fûts de gasoil découpés et retravaillés. On a enchaîné avec des formations à l’exhore d’eau par traction animale : travail sur chambre à air récupérées pour la fabrication des outres avec l’intervention d’un cordonnier marocain, travail autour de la fabrication de poulies avec l’intervention de menuisiers spécialisés marocains et enfin domestication des boeufs pour la traction animale nécessaire avec l’intervention de bergers marocains. A chaque fois et sur tout ces corps de métiers nous avons dès le départ privilégié l’approche autonome, c’est à dire que l’objectif était de former des formateurs qui à leur tour deviendraient en local les référents sur telle ou telle technique. Enfin, il a fallu mettre en place des formations sur les techniques d’irrigation car les commuanutés autochtones étaient habituées à une agriculture de cueillette et non pas de production et donc n’avaient aucun savoir sur l’irrigation.


L’expérience s’est arrêté là ?
Ensuite avec l’ONG, on a eu l’idée de demander à des couples de puisatiers volontaires de s’expatrier pour six mois. L’évaluation avait montré que les hommes seuls souffraient au bout de quelques temps de l’éloignement géographique. On a donc amené de jeunes couples puisatiers à s’installer dans les communautés mauritaniennes et maliennes. Lors de l’évaluation encore une fois, on avait constaté que les productions finissaient toujours par pourrir car les autochtones n’avaient aucune connaissance sur les procédés de conservation des aliments.Ce sont les femmes des puisatiers qui ont alors pris le relais et ont commencé à former la population aux techniques de conservation des aliments nouvellement produits et, vu que ça fonctionnait bien entre elles, elles ont enchainé avec le tissage, la broderie et la cuisine. Le pain par exemple, dans ces régions il n’y avait aucune culture du pain. Au moment de l’évaluation de l’opération, j’ai vu des fours à pain marocains en pleine brousse installés à coté des voies touristiques, les populations avaient compris l’intérêt commercial qu’elles pouvaient tirer du pain en le vendant aux touristes étrangers, très friands de pain. C’est une règle de tout projet de développement : favoriser le développement autonome et non pas dépendant en s’appuyant sur les ressources endogènes.


Avez-vous eu à faire face à des obstacles ?
Les principales difficultés viennent toujours des systèmes en place. Nous avions à travailler avec une population qui était contrainte de survivre en fonction des aléas climatiques. En les formant tu les rends autonomes et c’est leur façon même de penser qui change. Ils ne voient plus uniquement leur destin comme une fatalité mais ils prennent conscience qu’il est possible de passer d’une situation précaire à une situation durable, que changer les choses c’est possible. Et ça inévitablement, ça finit par faire peur aux instances dirigeantes. On a innové en quelque sorte en étant à la marge et en privilégiant la participation et en utilisant des méthodes basées sur des projets de développement qui remettaient en cause la relation entre l’Etat et les paysans.


Cette une expérience est riche d’enseignement sur l’accès à l’autonomie alimentaire entre autre. Qu’en as-tu retiré pour la suite de tes recherches ?
Malgré le succès de nos activités, notre direction a été mise en veilleuse. Nous nous sommes alors constitués en ONG pour prendre la relève. Exactement les mêmes chercheurs se sont regroupés dans Targa-Aide, groupe de recherche en développement rural porteur de la même vision, de la même approche. C’est le même groupe parce que tu sais, quand tu pars de chez toi pendant de longues périodes, c’est beaucoup plus que des liens de travail qui existent entre les individus et qui te font tenir. Au sein du groupe, nous avons continué à favoriser la recherche-actions et à conceptualiser nos pratiques : notre science n’est pas figée, et doit être re-modelée en permanence, en fonction des expériences du terrain. Pour la recherche en développement rural, avec cette expérience, nous nous rendons compte que nous avons généré trois types de « produits » :


- participer à amener les paysans et les populations à se poser la question sur la façon dont ils doivent travailler entre eux, donc participer à changer les mentalités et réussir à créer les conditions du dialogue ;


- participer à l’évolution des rapports administration-administrés en cherchant à construire à partir des ressources et des connaissances locales. Cela nous a permis à nous en tant que chercheurs de prendre conscience de la difficulté de mettre en application nos concepts et nos modèles sur le terrain. Je crois que nous avons inventé une sorte d’ingénierie grâce à nos pratiques des institutions, à notre expérience de terrain et à la richesse de nos réflexions ;


- contribuer au progrès de la recherche scientifique sur ce domaine, c’est à dire que l’on a fait avancer les questions de développement rural au Maroc.


Aujourd’hui, je constate qu’il y a un fossé entre la pratique, l’enseignement et les institutions. Je veux que mes étudiants profitent de mes expériences. La nouvelle génération est sensible à tout cela. Ici à l’Institut, on a une vision intégrée du développemernt agricole. Notre slogan est celui-ci : « développer une pédagogie du réel » : nous cherchons à professionnaliser les cursus avec l’obligation de partir en stage dès la première année. Au niveau politique, c’est difficile d’avancer d’où mon implication dans le changement des mentalités par l’éducation.


Et demain ? Quels sont les grands défis de l’agriculture au Maroc et comment contribuer à les envisager de la meilleure façon qui soit ?
La principale menace, elle est mondiale : c’est l’ouverture commerciale, la suppression des frontières dounières et de la protection des produits nationaux qui menacent notre souverainté alimentaire au point de nous rendre dépendant sur les produits de base nécessaire à l’alimentation marocaine. On vient de conclure un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Je suis convaincu que beaucoup de petits paysans auront à souffrir de cet accord et que beaucoup d’entre eux seront obligés de quitter leur petite exploitation pour rejoindre les villes et gonfler les douars.

Pour la suite et pour pouvoir continuer à avancer, il nous faudrait des alliés au Maroc et ailleurs au niveau transnational. Les changements d’aujourd’hui vont très vite et il nous faut réagir rapidement et pour cela il nous faut avoir des alliés. Je suis demandeur de documents, de rencontres internationales pour la mise en commun et l’échange des expériences, de contacts...

Pour en savoir plus sur Targa-aide
Traversées - http://www.traversees.org
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