Abandonner sa vie

Ivre de fumées et de vapeurs d’alcool, une belle sirène du nom d’Enèris décide de prendre Léo à témoin de l’horreur des hommes. Pour les Hommes et l’Histoire. Pour le devoir de mémoire. Au moins une fois.




- Embrasser les coeurs



Pour Hassiba et les femmes algériennes

On avait épluché à peu près tous les sujets sur lesquels lui et moi avions quelque chose à dire. La télé française nous aidait pas mal et revenait, pour ce 24 décembre, sur les moments forts de l’année 2004.

Il m’a raconté l’Afrique qu’il avait parcourue pendant près d’une année. Je lui ai dit que je me sentais plus européenne qu’africaine. Il a bu d’un jet sa Vodka en saluant Kadhafi et sa Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste, qui lui avait refusé un visa d’entrée à partir du Niger, et à qui on devait sa présence, ce soir, à « la flèche ». Il a avoué qu’il n’avait qu’une connaissance très superficielle de l’Algérie et que c’était pour cette raison qu’il aimait voyager. Pour mieux voir et comprendre les Autres. A mon tour, j’ai levé mon verre à Kadhafi et aux voyages qu’ils nous restaient à faire. Une lampée plus tard la Vodka russe d’Aziz, celle qui sommeillait dans le freezer, remplissait à nouveau nos verres.



Sur l’écran, les JO d’Athènes sont venus se rappeler à notre bon souvenir. Léo en a profité pour montrer qu’il n’était pas aussi ignorant que ça sur l’Algérie et qu’il se souvenait très bien de la victoire d’Hassiba Boulmerka sur quinze cent mètres, enveloppée du drapeau algérien à Barcelone en 1992. Il a levé son verre :


- Allez !, à Hassiba et aux femmes d’Algérie ! Tu t’en souviens ?


- Si je m’en souviens ? Tu sais, j’étais pas très vieille. J’avais à peine douze ans. Je me souviens surtout des yeux de ma mère, emplis de larmes. Je me souviens qu’elle était debout et qu’elle pleurait.


- Elle pleurait de joie ?, demanda-t-il, les yeux brillants comme si la joie qu’il imaginait dans les yeux de ma mère l’avait soudain contaminée.


- De honte. Elle pleurait de honte ! Elle pleurait pour toutes les algériennes. Elle pleurait pour cette femme qu’on menaçait de mort pour avoir oser courir jambes, bras et tête nus. Elle défiait les « interdits », la « bonne-morale », les hommes qui estimaient que c’était « haram ». Elle défiait ceux qui nous voulaient voilées de la tête aux pieds. Pour ça, pour cette unique raison, et comme toutes les algériennes qui refuseraient le droit islamique établit par la « Châria », elle devait mourir. Oui, tu as raison, c’était en 1992 ! J’avais douze ans et depuis quelques mois, mon pays, mon monde sombrait lentement dans l’horreur du terrorisme islamiste.


Je me suis rendue compte que j’en avais trop dit. Son verre entre les mains, Léo me regardait avec les yeux tristes de ceux qui écoutent impuissants. A la même époque dans son monde à lui, les cartes étaient bien différentes. Je m’en suis voulue sur le coup. Je lui ai sourit, pour le rassurer. Il n’était pas plus responsable qu’aucun autre dans cette pièce de la folie qui embrasa l’Algérie et qui la menace encore aujourd’hui.



C’est la cinquième qui m’a fait chavirer

Peut-être avait-il envie de partir et de quitter les entrailles d’Alger pour rejoindre la douceur et le calme de sa chambre d’hôtel ? Ou peut-être se disait-il simplement que cette histoire, c’était aussi la sienne puisque c’était l’histoire des hommes et des femmes de ce pays. Et qu’il devait l’entendre. Il tournait le dos désormais à la télévision et au comptoir contre lequel il était légèrement appuyé. Il faisait face à la salle. Je devinais qu’il me regardait par-dessus son épaule, de temps en temps. Il a attendu que j’arrête de regarder la télévision pour m’obliger à plonger dans ses yeux. Un instant, j’ai cru qu’il allait s’avancer pour récupérer son blouson et me laisser pour morte, noyée dans un souvenir éthylique de Vodka teintée de bleu. Il s’est légèrement penché vers moi, m’enivrant un peu plus et il a dit d’une voix chaude, un léger sourire coincé entre ses joues et sa barbiche :



- Je veux surtout pas être maladroit ! Désolé si je t’ai obligé à replonger dans des souvenirs douloureux. C’était pas mon intention. Sincèrement désolé. Si tu veux on parle d’autre chose !


- C’est moi qui suis désolée. C’est la Vodka ! Je sais qu’il faut pas que j’abuse, ça réveille le fauve qui sommeille en moi !


- Le poisson tu veux dire.


- Quoi ?


- Ca réveille le poisson qui dort en toi ? Ou peut-être la sirène ?


- De toute façon, fauve ou sirène, c’est la même chose. L’un et l’autre sont des prédateurs, des chasseurs ! Ils chassent une proie et ils la mangent.


- C’est ce que tu veux faire de moi ?


- Peut-être ?! En tout cas, c’est ce que font les sirènes, elles charment les hommes, les attirent, et les poussent vers leurs pertes.


- C’est ça le tatouage ? C’est ça le « ni bouffer, ni baiser » ?


- J’aurais bien aimé que ce soit simplement ça ! Je te l’ai déjà dit, ce n’est pas de moi !


- C’est quoi alors ?, dit-il à la fois amusé et agacé par tant de mystères.

J’ai pris la double V et je l’ai avalée d’un trait. Depuis le troisième tournée, depuis que Léo avait abandonné la bière pour une boisson de voyage, Aziz avait compris qu’on ne s’attarderait pas sur les verres. Il nous servait dans des petits verres qui se prêtaient fort bien au cul sec. Léo m’a suivie.


- Cette femme qu’on ne peut « ni bouffer, ni baiser », dis-je, ça me reste de l’époque où on avait fait de moi une sabaya


J’ai recommandé deux doubles. La cinquième tournée. Et j’ai chaviré.






Les visages du monde

Ma voix avait imperceptiblement changée. Il l’a sentie et il s’est tu. Il m’a juste regardée avec ses yeux de piscine, peut-être simplement pour dire qu’il était prêt à entendre la suite si je décidais d’aller plus loin. C’était à double tranchant. Il pourrait ne plus me voir avec les mêmes yeux. Mais que pouvais-je faire d’autre ? C’était comme si on ne pouvait plus faire machine arrière. Je n’avais pas plus envie de continuer que lui d’entendre la suite, mais le lien qui prenait vie entre nous le réclamait. Il implorait la sincérité, la franchise, la loyauté, le partage, dans la joie ou la douleur. Pour lui, pour moi, pour notre histoire qui naissait. C’est pour cette raison qu’il continuait à se taire et à me prendre de son regard d’ours. Ces yeux s’étaient plissés légèrement comme pour mieux encaisser ce qu’il s’apprêtait à entendre. Il a prit sa double, la montée à sa bouche. Ses yeux se sont allumés. J’ai fait la même chose, sans broncher. Aziz a ressorti notre copine russe du freezer et a remplit nos verres.


De l’autre côté du comptoir, sur l’écran satellite,
un jeune homme en smoking est apparu
au milieu d’un plateau lumineux.
Dents blanches, teint halé, souriant, presque trop,
il gesticulait dans tous les sens
et s’affairait à nous faire comprendre
quelque chose en jetant un oeil discret
et professionnel à ses fiches de temps en temps.
Quatre jeunes femmes,
pulpeuses et aguichantes à souhait,
sont sorties presque simultanément
des quatre coins de l’écran.



- Une sabaya, une femme-esclave, si tu préfères. Une chienne que l’on enlève, que l’on dresse et que l’on enchaîne pendant des mois à un maître.

A la manière des poupées de ring,
elles étaient vêtues de bikinis
pailletés et tenaient chacune
à bout de bras un panneau
qui associé aux autres prévenait
du lancement de la séquence suivante :
"LE - TOP 5 - DES - FRANCAIS".



- Ils appellent ca, le « ghamina ». Le butin de guerre des islamistes volé au détour d’un faux barrage routier, d’un massacre collectif, ou d’une simple descente dans un village pour y ramasser de la nourriture avant de reprendre le maquis.

Roulant des hanches, les jeunes femmes
se sont croisées devant lui,
lui proposant de détourner le regard
pour les ausculter une à une
de la tête au pieds
jusqu’à ce qu’elles sortent du plateau.



- En general, ce sont des jeunes-filles. 14 à 18 ans tout au plus, qui du jour au lendemain vont venir grossir le cheptel des sabaya qui constitue l’essentiel des bordels de campagne des intégristes.

Un sourire accroché à son visage,
le smoking aux dents blanches a regardé la caméra
pour nous gratifier d’un clin d’oeil esthétique
et ouvrir sur
"Le top 5 des moments forts de l’année 2004
choisis par les français".


Ecran noir



- J’avais 15 ans qund c’est arrivé. C’est un faux - barrage en pleine journée qui m’est tombée dessus.

numéro 5 »
Un visage apparaît plein écran,
hurlant sa joie et sa détermination.



- Le bus s’est arrêté devant des hommes en armes.

D’autres le rejoignent rapidement,
tout sourire, pour l’enlasser
et le féliciter.



- Deux d’entre eux sont montés, ont racketés les passagers pendant que deux autres obligeaient le chauffeur à vider sa galerie de tout ce qui se mangeait.

Sur coup franc, le roi Zidane
vient de ramener l’équipe
de France de football
dans la course à l’Euro 2004.
Suivent les images d’un pénalty,
transformé en but par le même Zidane et...



- Un plus grand, un géant en tenue afghane est monté et à crier aux jeunes filles de descendre.

... euphorie.



- Les mères se sont mises à hurler. Il les a frappées. Il m’a tiré par les cheveux.

Des images de tribunes qui débordent.
Des images de bistrots pleins
de bières et de visages de jeunes femmes
bleus, blancs, rouges, les larmes aux yeux.



- C’était en 1995, j’avais 15 ans.

Des images de joie, de liesse, de bonheur.



- Cinq minutes. Ca a pris cinq minutes. Cinq minutes et tu comprends que ta vie vient de chavirer.

Ecran noir.


« numéro 4 »



- La plupart des sabaya passaient de mains en mains, depuis les émirs qui se réservaient les plus belles et les plus jeunes des vierges, avant de finir égorgées ou décapitées. Egorgées, décapitées, éventrées, les corps dépecés, parfois exposés pour montrer l’exemple et dissuader les filles de s’évader ou de tomber enceinte. C’était la vie des sabaya à l’intérieur d’un camp.

Des visages africains,
d’hommes et de femmes, d’enfants,
larges sourires, lumineux, contagieux,
viennent envahir l’écran.



- La majorité des sabaya étaient traitées pire que du bétail, des chiennes qu’on battait et dont on disposait sexuellement sans relâche sous couvert du « zaouadj el moutaa », le mariage de jouissance, autorisé par les chefs religieux pour tous les combattants pour le djihad.

On danse, on chante, on pleure,
on crie sa joie en agitant
des banderoles multicolores
sur lesquelles on peut lire :
"South Africa 2010".



- L’émir qui dirigeait le camp où on m’avait conduit avait un penchant très fort pour les filles jeunes. Il s’était constitué son propre bordel, son harem personnel de favorites qu’il se réservait et qu’il aimait cajoler comme un père.

Un luxueux salon, une conférence de presse.
On se congratule,
on échange des poignées de mains
de félicitations. Les sourires
sont larges et les yeux sont brillants.



- Il m’a déflorée le jour de mon arrivée. Sans violence. C’est marrant, je me souviens très bien qu’il m’a présentée les choix qui s’offraient à moi, très calmement après m’avoir violée. Sans aucune espèce de pitié ou de compassion pour la gamine que j’étais et qui devinait les tenebres dans lesquelles elle venait de sombrer. Il m’a laissé le choix, c’était sa façon à lui de se laver les mains et de me faire passer de victime à consentante. C’est comme ça que je suis devenue sa favorite.

Encore des yeux qui brillent.
Cette fois les visages sont crispés.
En fond, une autre grande affiche indique : Marocco 2010.
La Coupe du Monde sera africaine.
Pas marocaine.



Ecran noir.
« numéro 3 »



- A l’intérieur du camp, on disposait d’un statut privilégié, un statut de « filles protégées par l’émir », dispensées des tâches les plus ingrates et surtout loin des insultes et des violences gratuites des combattants. On nous soignait quand on était malade, on nous nourrissait correctement, on prenait soin de nous.

Un autre salon, ailleurs,
une autre conférence de presse.
A la tribune, une femme africaine
prend possession de l’écran.



- La contrepartie, c’est qu’on ne sortait jamais, on nous cloîtrait à l’écart du groupe à l’intérieur des quartiers de l’émir. On nous surveillait jour et nuit. C’est de là que vient « la femme qu’on ne peut ni bouffer, ni baiser ».

Habillée de couleurs jusque dans ses cheveux,
elle a le regard clair
et le sourire honnête et contagieux
de celles et ceux qui savent que tout est possible,
que le monde va changer.

Un sous-titre : Wangari Maathai, Prix Nobel de la Paix 2004.



- L’ émir avait pris l’habitude de surnommer chaque favorite, c’était son truc. Je pense qu’il croyait vraiment en son rôle de père protecteur « en ces temps troublés et chargés des horreurs inévitables mais nécessaires de la guerre sainte », comme il aimait à le répéter.

Un autre sous-titre la présente
comme la première femme africaine à recevoir
un Prix Nobel.



- J’étais sa « petite sirène ». Il m’appelait comme ça. Je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parce que j’avais pris l’habitude de chantonner pour n’importe quoi. Ou peut-être parce qu’à cette époque j’avais les cheveux très longs, jusqu’en bas du dos. J’en sais rien. Mais « la femme qu’on ne peut ni bouffer, ni baiser », c’est pas de lui.

Elle parle, elle parle beaucoup, haut et fort.
Encore des sous - titres.
On devine qu’elle s’exprime sur l’urgence
qu’elle côtoie chaque jour
à engager l’Afrique
sur la voie du développement
dans la paix et la démocratie.



En fondu et comme pour mieux
nous rappeler que la route
est encore longue, on entrevoit
des images d’Afrique, de poussière,
de désert, de camps, de militaires,
de médecins, de déplacements massifs.



Parfois on devine des corps étendus.
Sans vie.



Un mot en bas de l’écran : Darfour


Puis un autre : 30 000 morts


Encore un autre : 1 million de réfugiés.



- Je dois ça à un jeune de nos gardiens qui me connaissait bien avant le camp. J’allais à l’école avec sa soeur et il était venu plusieurs fois chez nous. C’est lui qui disait ça. Il disait ça de rage parce qu’il ne pouvait pas me prendre comme toutes les autres quand il le désirait. C’était le sort qu’ils réservaient aux femmes. Ils disposaient de nos vies et ils pouvaient à tout moment nous « baiser » ou nous « bouffer ». Il me terrorisait et je savais ce qu’il me réserverait si l’émir venait à disparaître. Mais ça n’est jamais arrivé, parce que je me suis enfuie...


Ecran noir.



- ... et parce que je l’ai tué.

« numéro 2 »



- J’ai compris que j’étais enceinte dans le courant de ma deuxième année de camp.

Des corps étendus, à même le sol.
Parfois recouverts, parfois recroquevillés.
Cette fois, ils sont blancs.



- L’émir ne s’apercevait de rien mais les autres favorites commençaient à me poser des questions et ce gardien que je connaissais semblait me scruter et me soupeser beaucoup plus intensément chaque fois que c’était son tour de garde.

Des yeux qui cherchent, qui interrogent.
Des regards perdus, des visages ensanglantés.



- Je savais que, si ça s’apprenait, j’étais condamnée à rejoindre la gros de la troupe des sabaya...

Une vidéo, noir et blanc.
Détonnation, poussière et bousculade panique.



- ... après avoir vu mon bébé déchiqueté contre un mur. C’était une des règles auxquelles l’émir ne dérogeait jamais.

Sur fond de drapeau espagnol,
un visage méditerranéen, fermé, ferme, déterminé apparaît.
Il est accompagné du sous-titre :
José Maria Aznar, ancien premier ministre.


En fondu, la photo de Ben Laden,
la même depuis des mois.



- Il ne voulait pas de descendance avec une de ses filles, une de ses sabaya. Pas de descendance impure. Il l’avait déjà montré.

Puis des bougies,
par millions dans les rues de Madrid et d’ailleurs.


Des larmes, des fleurs.



- Un jour, ils nous ont laissées seules avec le jeune gardien. Ce n’était pas la première fois mais pourtant je n’avais jamais songé à m’enfuir. Ou plutôt si, je l’imaginais tout le temps mais le simple fait de penser à ce qu’ils me feraient s’ils m’attrapaient suffisait à m’enfermer.

Encore un fondu, encore un visage, doux, souriant. Qui se veut rassurant, sûrement.
Un autre sous-titre :
José Luis Rodriguez Zapatero, Premier Ministre espagnol.



- C’est comme ça qu’ils esperaient tenir le pays. La terreur. Et c’est comme ça qu’ils nous tenaient.

Ecran noir.

« 1 »

Un autre sourire.



- Je l’ai eu par ce qu’il aimait tant. Je l’ai eu par la convoitise. J’ai ouvert une porte sur ce qu’il convoitait depuis tant de semaines et je l’ai eu.

Celui-là est fait de dents bien blanches,
d’un menton carré
et d’une coupe de cheveux impeccable.



- Il s’est laissé charmer, envoûter, ensorceler, par mes chants et mes danses, par mes longs cheveux noirs que je lui laissais voir pour la première fois, par ces formes dont ils rêvaient chaque nuit et qu’il s’imaginait caresser.

Les yeux sont pincés
et le regard est sévère.



- Les autres sabaya ne comprenaient pas ce qui se passait. C’était une autre des nombreuses règles de l’émir : nous lui appartenions et nous n’appartenions qu’à lui.

Un beau drapeau remplit d’étoiles
flotte au dessus de sa tête .



- Quelques unes ont senti la partie que j’étais en train de jouer et c’est quand il s’apprêtait à me prendre qu’une des favorites lui a écrasé un pot de terre sur le crâne.

Un autre drapeau.
On peut y lire : « W »



- Il n’a pas bien compris sur le moment. Ca se voyait dans son regard quand il s’est redressé.

Les mains jointes au dessus de la tête
en signe de victoire et de reconnaissance,
on devine qu’il remercie le Ciel.



- Comment était-ce possible ? Comment des femmes pouvaient tout d’un coup tenter d’inverser le cours de leur histoire ?

Quelques mots. Quelques gestes.
Quelques acclamations.
Nul besoin de monter le son.
On comprend que l’homme qui parle
a le pouvoir de tout changer.



- Du haut de ses dix - neufs ans, il a titubé quelques secondes, il m’a toisée, implorée sûrement...

Le discours semble franc.
Direct.
Dur.
Peut-être menaçant.



- ... Je n’entendais plus rien. J’ai pris le couteau qu’il portait à la ceinture et je lui ai planté dans le coeur.

En fondu,
les images de deux tours en flammes...



- Il s’est écroulé avec la violence du coup, sur le dos, les yeux ouverts.

... elles s’effondrent.

Poussière.



- On dit que le cerveau vit encore un peu après que le coeur cesse de battre.

Puis des militaires. Beaucoup.
On devine qu’ils partent en guerre.
Femmes en Tchadri.
Des enfants, des rues.
Collines, paysages désertiques.



- J’espère que c’est le cas, ...

Encore des militaires. Encore un désert.

Puis un autre visage.
Barbe épaisse, chevelure dense,
traits marqués par la fatigue et la colère.
Un sous - titre : Saddam Hussein, ancien Président Iraquien.



- ... j’espère que son Dieu lui aura laissé le temps de comprendre que les femmes ne sont « ni à bouffer, ni à baiser ».

Puis a nouveau, le même visage aux dents blanches.

Décontracté, serein.

Des sourires, des accolades.

Une femme. Il l’embrasse.

Un sous titre : George W. Bush,
Président des Etats Unis d’Amérique.



Ecran noir.


Ecran noir.


Noir.




Pleurer les sirènes

- Sur la dizaine de favorites, seules trois m’ont suivie. Les autres avaient beaucoup trop peur pour fuir. Je ne sais pas ce qu’elles sont devenues. Je pense qu’ils les ont tuées, pour l’exemple. Sûrement. Parfois, je m’imagine rencontrer l’une d’entre elles par hasard dans les rues d’Alger. Elles étaient si jeunes. Si belles. Innocentes. Innocentes princesses emportées par le vent de l’Histoire dans l’indifférence totale. Je me souviens parfaitement de leurs visages. C’est marrant, certaines choses ne s’oublient jamais tu sais. Dans le tri qu’opère le temps sur notre mémoire certaines choses demeurent à jamais claires et limpides comme au premier jour.

Ecran noir.



- On a marché pendant des jours dans la forêt. Les nuits, on ne dormait pas. On savait qu’il ne fallait pas qu’ils nous rattrapent. On mangeait des feuilles, des racines, de l’herbe, des fruits quand on en trouvait. N’importe quoi. Au bout de quelques jours, l’une d’entre nous s’est écroulée. Elle ne pouvait plus avancer. On a essayé de la porter, mais elle était trop lourde. C’était celle qui avait écrasé le pot de terre sur la tête du jeune gardien. Sans elle, rien de tout cela ne serait jamais arrivé jusqu’à ce soir. On l’a abandonnée. Seule, dans la forêt. Elle non plus, je ne sais pas ce qu’elle est devenue.

Ecran noir.



- On a réussi à marcher encore plusieurs jours. Finalement, on a atteint un village tenu par les forces de sécurité et ils nous ont prises en charge. Je suis venue sur Alger, j’ai mis au monde une petite fille : Rym. Je n’avais pas de maison. La rue est devenue mon seul foyer.

Ecran noir.



- Tu sais, aucune femme ne naît « Princesse d’un soir ». C’est l’histoire des hommes qui nous en veut, ce sont les hommes qui en veulent aux femmes. C’est leur histoire qui nous rattrape, qui finalement nous bouffe et nous baise. Pour gagner ma vie et élever ma fille, je suis devenue « danseuse », ici, à « la flèche ». C’est comme ça que je suis devenue Enèris. Je n’avais pas d’autres choix que de rester cette sirène qu’ils avaient fait de moi.

Le smoking aux dents blanches réapparaît.
Dans ses bras, quatre poupées aux allures de sirènes.









Fin de la deuxième partie. A suivre...




Cette histoire a été imaginée à partir des actes d’un colloque* réunissant des associations de défense des droits des femmes dans les pays du Maghreb : Algérie, Tunisie, Maroc. Une partie de cet ouvrage présentait des témoignages collectés dans les centres d’écoute pour femmes victimes de violences physiques et morales mis en place par ces associations. La plupart des propos d’Enèris sont basés sur ces témoignages. Certains sont repris intégralement sans aucune modification.

*Casablanca, Alger, Tunis : Femmes uniescontre la violence / analyse de l’expérience maghrébine en matière de violences subies par les femmes, Editions Le Fennec / Casablanca, 2001

Compléments

- Le portrait d’Ourida Chouaki, association algérienne Tharwa N’Fadhma N’Soumer


- Le portrait de l’association marocaine Ennakhil pour la femme et l’enfant


- Le portrait de Selma Acuner, ONG turque Kader


- Le roman A quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra



Tashkent - Ouzbékistan, le 21 septembre 2005.






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