La forêt

C’est l’histoire d’un nain, un tout petit nain. Un nain tellement fatigué qu’un jour il avait décidé de se retirer de la vie et d’aller se reposer dans une cabane près d’un lac perdu au milieu d’une grande forêt. Ses parents, ses amis n’avaient plus aucune nouvelle de lui depuis bien longtemps.

Malheureux comme les pierres, ils avaient décidé d’en appeler à la providence et avaient passé une annonce dans un journal spécialisé pour peut être réussir à y trouver de l’aide.

C’est de cette façon que Wanille pris connaissance du désarroi dans lequel se trouvait la famille du petit nain. Elle avait pris l’habitude depuis quelques temps de consulter le journal « Liberté pour les ours », un journal consacré à la gente masculine et grâce auquel elle trouvait parfois des petits boulots. Et puis, soyons honnêtes, elle y glanait négligemment des renseignements pour mieux comprendre ces animaux étranges que sont les hommes.

L’annonce disait : « Notre unique fils se meurt depuis plusieurs années. Notre récompense sera à la hauteur de vos exigences. Contactez le journal qui transmettra. »

Le journal lui donna une adresse, une date et une heure de rendez-vous. Wanille connaissait très bien la standardiste du journal mais celle-ci était restée très évasive sur le contenu du boulot, ce qu’on attendait exactement de celui qui serait recruté, les conditions, la rémunération, et surtout ce que voulez dire « Notre récompense sera à la hauteur de vos exigences ». Enfin bref, peu d’informations.

Elle avait faillit faire marche arrière et ne pas se déplacer au rendez-vous. Elle aurait pu y voir un canular grotesque, une proposition de rencontres. Mais la date et le lieu ne lui étaient pas étrangers. Elle aimait y voir un appel du destin, la conjonction de jolies coïncidences.

Elle aimait le mois de septembre, période étrange où chacun comprend qu’il faut laisser chaleur, euphorie et passion estivales faire place à la douceur, la tendresse et la raison de l’automne qui suggère lentement la préparation nécessaire à l’hiver. Elle revoyait surtout et ressentait au fond d’elle ce 23 septembre, unique instant de sa courte existence où elle avait réussi à s’approcher d’un homme simplement, sans s’obliger à jouer un rôle, à prendre une attitude qui à chaque fois l’éloignait un peu plus de ce qu’elle était vraiment.

La Forêt des éphémères, elle la connaissait bien. C’était un des rares endroits où elle se sentait vraiment bien, presqu’en paix avec son intérieur. Elle s’y rendait chaque fois seule et s’y déplaçait toujours à l’aube. Elle aimait toucher les arbres, imaginer les époques qu’ils avaient traversées. Elle aimait écouter pendant des heures les marguerites parlaient aux grenouilles près du lac. Elle aimait quand la brume se levait et que le roi soleil quittait l’autre face de la terre pour réveiller de ses bras chaleureux tout se petit monde qui s’était assoupi. Elle était convaincue qu’ici se racontait l’histoire du monde, archivée quelque part dans la terre, l’eau et le ciel. Et puis, il y avait la légende des éphémères. On prétendait que croiser un éphémère suffisait à vous ouvrir pour toujours les portes et les secrets de cette immense forêt que l’on appelle l’amour. Une autre forêt que Wanille s’amusait à qualifier d’obscure, difficile et dangereuse même si en secret elle avait toujours caresser l’espoir de croiser un éphémère.

Mais c’était là une légende pour les enfants et Wanille n’était plus une enfant. Depuis longtemps.

Au pied de l’observatoire aux oiseaux, près du lac, Wanille attendait déjà depuis quelques heures. La standardiste lui avait dit 5 h 45 et il était bientôt 8 h 00 et personne n’avait encore pointé son nez. Elle commençait à avoir faim et regrettait une nouvelle fois de s’être réveillée à la dernière minute et de n’avoir rien avaler pour ne pas être en retard. Elle hésitait à rentrer quand elle aperçut deux silhouettes qui avançaient vers elle et qui venaient de l’autre côté du lac. Elle crut d’abord que c’était des enfants, mais quand ils s’approchèrent et que le plus costaud des deux s’exprima elle compris aussitôt que c’étaient des nains, des tout petits nains.


- Bonjour mademoiselle Wanille ! Nous sommes surpris que vous soyez encore là ! J’avais parié avec ma femme que vous ne resteriez pas plus d’une quinzaine de minutes. Le meilleur candidat a tenu trois quarts d’heure, alors l’unique femme ! A vrai dire j’étais sûr que vous resteriez couchée et que vous ne tenteriez même pas l’expérience d’une balade de si bonne heure seule dans cette grande forêt ! Mais je connais mal les femmes, il faut me pardonner.

- C’est vous qui avez passé l’annonce ?

- C’est bien ! Vous êtes perspicace, je vois que vous avez l’esprit vif ! Tant mieux !

Pour qui il se prenait celui-là, avec son air de monsieur je sais tout !


- Ecoutez, vous m’avez fait attendre pendant presque deux heures, alors je suis pas d’humeur à entendre ce genre de remarques, je préférerais autant que vous tentiez votre chance avec le suivant !

- Malheureusement mademoiselle Wanille, il n’y a plus de suivant. Vous étiez la dernière. Et cette petite attente c’était notre test éliminatoire. Le premier tour quoi ! Comprenez-nous, « Notre récompense sera à la hauteur de vos exigences » c’est alléchant. Il nous fallait trier et ne prendre que le plus motivé des candidats.

- C’est quoi votre nom ?

- Nous sommes le Roi et la Reine de la dynastie des « Laisser pour compte ». C’est une dynastie qui remonte à l’époque où nous étions exhibés dans les foires ou bien exécutés pour conjurer le mauvais sort. Une bonne partie de nos ancêtres ce sont alors révoltés et ont pris le maquis, en l’occurence la Forêt des éphémères, où ils y ont bâtis un véritable empire, que beaucoup ont rejoint par la suite. L’idée était d’attendre notre heure pour sortir du bois et enfin vivre libre avec les Autres dans le vrai monde sans risquer d’être catapultés de l’autre côté de la ville. Mais cette époque est encore lointaine mademoiselle Wanille et il nous faut être patients.

- Evidemment !!

La femme coupa Wanille aussitôt, lui laissant à peine le temps d’esquisser un sourire.


- Ne riez pas mademoiselle, je pense que vous ne comprenez pas bien le sens de notre histoire à tous ni la gravité de notre situation. Nous n’existons pas, nous sommes invisibles dans l’oeil du commun des mortels, dans l’oeil des Autres comme nous avons coutume de les appeler. Au mieux on nous tolère par compassion, pour se donner bonne conscience. Et notre unique fils, Prince héritier du Royaume se meurt depuis maintenant plusieurs années. Au début nous avons cru que notre fils était parti braver le vrai monde, mais les mois ont passé, mademoiselle, sans aucune nouvelle. J’ai alors fouillé dans sa chambre, à laquelle nous n’avions pas touché depuis son départ, et je suis tombé sur ce papier, chiffonné, abandonné au fond de la poubelle. Tenez ! Lisez !

Wanille prit le papier que lui tendait la Reine des « Laisser pour compte » et elle lu à haute voix. C’était un simple bout de papier, certainement extrait d’un petit calepin. L’auteur n’avait pris aucun soin à l’écriture et n’avait apparemment pas plus fait attention aux alinéas.


- Très chère mère, père. Je suis fatigué. J’ai l’impression d’avoir cent ans. Je pars pour me reposer et dormir. Je serais de l’autre côté du lac, dans la petite cabane. Je reviendrais quand je serais guéri. Avec tout mon amour. Votre fils, Sintji.

- Et qu’est ce que vous attendez pour aller le chercher ? Il est là de l’autre côté du lac dans une cabane.

Wanille se dit alors qu’elle ne se souvenait pas avoir rencontré de cabane de ce côté du lac.


- Nous savons effectivement où il est mais nous ne pouvons plus pénétrer de ce côté du lac, depuis les accords de partage passés avec les éphémères.

- De quoi parlez-vous ? Ecoutez monsieur, je suis un grande fille et cette légende des éphémères je la connais depuis toute petite. Je me suis promené peut-être un millier de fois ici et je sais très bien que les éphémères n’existent pas. Alors, allez chercher votre fils et n’en parlons plus ! Si vous voulez je vais avec vous !

- Encore une fois mademoiselle, et pardonnez-moi si je n’arrive pas à me faire comprendre, mais je crois que vous êtes encore un peu trop sûre de vous. C’est bien la maladie des Autres, ça. Vous êtes peut-être venue ici un millier de fois mais nous nous vivons ici depuis des lustres, nous connaissons chacun des habitants de la forêt, des arbres aux marguerites en passant par les grenouilles du lac. Alors, croyez-moi, et nous savons de quoi nous parlons, une partie de la forêt est peuplée d’éphémères, qui étaient là bien avant nous.

- Bon admettons ! Et qu’est ce qui nous empêche d’y aller ?

C’était le rôle du Roi que de raconter à Wanille l’histoire du Grand Partage de la forêt. L’arrivée des Laisser pour compte avait obligé la réunion d’un conseil extraordinaire entre tous les habitants, pour réorganiser la place de chacun dans la forêt. Il avait été convenu raisonnablement que les grenouilles ne pouvaient vivre ailleurs qu’autour du lac. Les marguerites conserveraient les clairières et les arbres comme toujours se devaient de conserver leur rôle de tampon et vivre avec chacun. Le seul territoire de la forêt qu’on avait pu partager était le territoire des éphémères. Il avait donc était convenu que les Laisser pour compte disposeraient d’une partie du territoire des éphémères pour s’implanter et vivre en harmonie avec le reste de la forêt. Une décision du conseil ne devait jamais être bafouée.


- C’est la règle mademoiselle. Et Sintji est de l’autre côté du lac en plein territoire éphémère. Voilà. Nous sommes donc dans l’impossibilité d’aller le chercher. C’est pas compliqué.

- Non, c’est pas compliqué mais c’est surprenant.

- D’où votre présence aujourd’hui. Nous remettons entre vos mains les clés de notre Royaume. Ramenez-nous Sintji. Est-ce que vous êtes toujours d’accord pour nous aider ?

Wanille prit quelques secondes de réflexions avant de rendre sa décision. Même si depuis le début elle savait qu’elle accepterait, elle aimait laisser planer le doute. Leur histoire était rocambolesque et puis ça faisait toujours professionnel.


- Je ne me suis pas levé aux aurores pour rentrer chez moi ! Vous n’avez qu’à m’attendre ici, je pars dès maintenant pour l’autre côté du lac, il faut compter une heure pour y aller, on va dire une heure pour convaincre votre fils et une heure pour revenir. En début d’après-midi on sera de retour.

Ca aussi ça faisait très professionnel.


- Et comment allez-vous vous y prendre pour le convaincre à revenir ? Il est un peu têtu !

- Ca, c’est mon travail ! Et au pire, je demanderais aux éphémères.

Et ça, ça faisait vraiment très professionnel. Même si la deuxième partie de la phrase avait sonné un peu ironique.

Wanille se mit en route. Elle connaissait la forêt par coeur. Atteindre la cabane, en tout cas l’endroit présumé où elle se trouvait, ne poserait pas de problèmes.




Il allait presque faire nuit. Wanille regrettait d’avoir détourné son chemin pour éviter le marécage. Elle avait été obligé de rentrer dans la forêt profonde et il fallait bien se rendre à l’évidence, elle s’était égarée et elle comprenait qu’elle était perdue. Accéder à ce côté du lac n’était pas évident en cette saison. Le noir avait maintenant prit place et assise dans le creux des racines d’un arbre, elle commençait à croire qu’elle n’était pas à la hauteur de proposition. L’humidité commençait à envahir la forêt et elle se sentait un peu découragée. Mais il était trop tard pour faire demi-tour, il fallait songer à rester ici pour la nuit.

Le vent se mit à souffler légèrement. Les feuilles dans les arbres commencèrent à raconter quelque chose. Wanille tendit l’oreille.


- Alors jolie princesse, tu es perdue ?

Wanille n’en croyait pas ses oreilles, les arbres lui parlaient. Elle se dit qu’elle était peut-être trop fatiguée au point d’entendre des voix. Mais après tout elle était perdue, elle n’avait rien à perdre.


- Euh ! Oui, je crois que j’ai perdu le chemin. Je me suis égarée et maintenant je vais être obligée de passer la nuit ici. Il fait beaucoup trop noir et je ne peux plus distinguer les sentiers. Je veux me rendre à la cabane du lac. Je vais attendre demain.

- Ecoute bien ! Certaines choses ne sont perceptibles pour les yeux. Dirige ton regard vers le ciel, vers les étoiles et laisse le vent te guider. Tu sentiras le chemin sous tes pieds. Cette nuit est particulièrement étoilée, tu n’auras pas de difficultés pour suivre le chemin. Mais n’oublies pas laisse ton regard orienté vers le ciel, sinon tu risques de te perdre à nouveau.

Wanille orienta son regard vers les étoiles mais il n’y avait rien à faire le vent ne lui indiquait pas la direction. Elle ne ressentait rien. Elle essaya encore. Mais rien n’y faisait. Elle commença à s’intéresser à une étoile particulière qui brillait plus que les autres. Elle en oublia quelques secondes qu’elle était égarée et qu’il fallait absolument qu’elle retrouve son chemin. C’est alors que le vent se mit à souffler tout doucement. Wanille le nez en l’air, le regard fixé sur cette étoile qui semblait maintenant lui dire « N’aies pas peur, laisse toi guider ! Aies confiance ! » ne savait plus ce qu’elle devait faire, elle était comme tétanisée à l’idée de se laisser guider par le vent. C’est alors que les arbres vinrent à son secours.


- N’aies pas peur Wanille, tout ira bien. Laisse toi porter par le vent, il veut t’aider. Il ne te veut pas de mal. Mais il ne peut rien faire pour toi si tu ne te mets pas en mouvement, si tu ne fais pas le premier pas.

Dans le doute, Wanille tendit le pied pour engager le premier pas. Aussitôt, elle sentit très nettement le vent. Il passait partout au-dessus de ses épaules, entre ces jambes. Il n’y avait rien de violent, juste un souffle chaud qui semblait vouloir la prendre dans ses bras, lui tenir chaud, la protéger, la guider. Elle se sentait légère. Puis le vent cessa. Wanille attendit quelques instants et elle laissa les étoiles, regardant autour d’elle, croyant qu’elle n’avait pas bougée. Elle reconnu le marécage. Elle était revenu à l’endroit exact où elle avait choisit de bifurquer lors de son premier passage. Elle était désespérée. Il ne lui restait plus qu’à faire demi-tour. Elle ne voulait pas retourner dans les profondeurs de la forêt et se sentait incapable de traverser le marécage, surtout en pleine nuit. A nouveau le désespoir la gagnait. Elle se sentait tiraillée entre l’envie de continuer coûte que coûte et l’impossibilité d’aider ces pauvres gens qui avaient perdu leur fils. A nouveau le froid le gagnait. Assise sur un rocher, elle se mit à pleurer. C’était beaucoup trop dur.


- Ne pleure pas jolie princesse !

A nouveau, elle entendait des voix.


- Quoi ? Qui me parle ?

- Là, derrière toi.

Wanille se retourna et ne vit personne.


- Regarde mieux ! Plus bas !

Une grenouille était là, juste à côté d’elle sur le rocher.


- Ne pleure pas jolie princesse ! Les princesses ne doivent jamais pleurer. Elle doivent vivre heureuses, toujours !

- C’est vous qui me parlez ?

- Oui, c’est bien moi ! Pourquoi pleures-tu ?

- Je dois aller de l’autre côté du lac, à la cabane. Mais je ne peux pas. Ce marécage est trop grand pour que je puisse le traverser. Et essayer de passer par la forêt m’a ramèné ici. Je suis perdue. Je ne pourrais jamais atteindre la cabane.

- Ecoute, certaines choses sont invisibles pour les yeux. Veux-tu que je t’aide à traverser le marécage ? N’entends-tu pas les grenouilles chantées ?

Wanille tendit l’oreille. En cette nuit particulièrement étoilée, les grenouilles devaient avoir des choses à se dire. Aux quatre coins du lac semblait se raconter les potins de la journée.


- Elles sont toutes posées sur des rochers éparpillés un peu partout dans le marécage. C’est un peu moins froid pour passer la nuit. Alors ferme les yeux et laisse toi guider par ce que tu entends. Crois moi, tout se passera bien.

- Mais je ne peux pas, je vais tomber dans l’eau glacée, c’est beaucoup trop dangereux.

Wanille commençait à reculer. Elle ne voulait pas tenter cette expérience. Si elle tombait dans le lac, elle serait frigorifiée et Dieu sait ce qui pourrait arriver alors. La grenouille vit qu’elle hésitait.


- Je te comprends Wanille, c’est une traversée qui te paraît dangereuse. Mais il faut que tu me crois. Il n’y a pas de risque. Nous sommes là pour t’accompagner, pour t’aider à avancer. Nous ne te laisserons pas tomber. Naies pas peur, fais nous confiance. Mais pour ça, il faut que tu te mettes en mouvement. Nous ne pouvons pas t’accompagner et t’empêcher de tomber à l’eau si tu ne te mets pas en route, si tu ne fais pas le premier pas. Ensuite tu verras, tout se passera bien. Alors ferme tes yeux et écoute bien les grenouilles chantées.

Wanille sentait bien que la grenouille était sincère. Mais sa tête lui disait que tout cela était beaucoup trop dangereux. Elle doutait et à nouveau elle se sentait lourde, comme incapable de bouger. Mais il était trop tard pour reculer. La peur au ventre, les yeux fermés, Wanille tenta d’avancer une jambe, mais rien n’y faisait. Elle était figée sur place. La grenouille vint à son secours.


- Ecoute jolie princesse ! Essaie de repenser à quelque chose de gai, quelque chose de joyeux, à quelque chose de léger, à un moment de ta vie où tu t’es vraiment sentie libre et heureuse.

C’est alors que Wanille revit ce 23 septembre parfaitement comme s’il s’agissait d’un rêve. Elle ressentait à nouveau cette sensation de bien être qu’elle avait tant aimée à ce moment là. Là, au pied de ce marécage, devant cette gentille grenouille, elle se sentit heureuse et presque sans le vouloir, elle tendit la jambe.

Aussitôt, les grenouilles se mirent à chanter de plus belle. Un chant chaleureux, langoureux, plein de compassion et d’amour. Presqu’une prière reprise en coeur, du fond du coeur, une prière pleine de foie et d’espoir, de courage. A nouveau, elle se sentit protégée, envelopée, guidée, aimée. Elle n’avait plus peur et les yeux fermés, elle avait l’impression de trouver son chemin, enfin. Puis les chants cessèrent. Et elle ouvrit les yeux. Le marécage était derrière elle. Le jour commençait à se lever. Elle comprit qu’elle était dans un champ, un champ remplit de petites marguerites. Elle apercevait le lac sur sa gauche et quelques mètres plus loin elle devina la cabane. C’était une toute petite cabane en bois qui avec les années s’était recouverte de mousse. Wanille comprit pourquoi elle ne l’avait jamais aperçue depuis l’autre côté du lac.

Elle commença à marcher dans la direction de la cabane et n’eut aucun mal à l’atteindre. Arrivée devant, elle s’arrêta. Cette cabane semblait ne pas avoir de fenêtres, ni de portes. Ce n’était pas possible. Elle en fit plusieurs fois le tour. Il n’y avait pas d’entrée.


- Tu cherches la porte ?

- Qui parle ? Vous êtes à l’intérieur ?

- C’est moi qui parle ! Je ne suis pas à l’intérieur, je suis à tes pieds !

Wanille pencha la tête vers le sol. Une marguerite lui faisait la conversation.


- Oui c’est exact, je cherche la porte. Un ami à moi est coincé dedans et je veux le faire sortir de là !

- Ca m’étonnerait que ce soit ton ami ! C’est un Laisser pour compte et les Laisser pour compte ne sont pas vos amis. D’ailleurs c’est bien pour ça qu’ils vivent ici, dans cette forêt.

- Oui, c’est pas tout à fait mon ami, mais je veux l’aider, sa famille a besoin de lui, les Laisser pour compte ont besoin de lui. Je veux les aider.

- Bon, écoute ! Certaines choses sont invisibles pour les yeux. Si tu veux trouver la porte, il va falloir me faire confiance. Personne ne doit connaître l’endroit exact de la porte, alors tu vas fermer les yeux et je vais te guider. Si jamais entre temps tu les ouvres, tu te retrouveras exactement où tu te trouves maintenant. Et ce sera fini. Tu as bien compris ?

- Oui, oui ! Je suis d’accord !

- Alors, ferme les yeux. Et écoute moi !

Wanille ferma les yeux, encore une fois. Elle entendit la marguerite lui donnait les premières indications. Elle avait dû contourner la cabane. Elle avait l’impression de se rapprocher du lac. La terre semblait s’enfoncer sous ses pieds. Puis tout d’un coup elle sentit l’eau. Elle s’arrêta net, prête à faire demi-tour.


- N’ouvres pas les yeux, jolie princesse et fais moi confiance. Il n’y a pas de danger, la porte est au fond du lac.

- Au fond du lac ? Mais vous êtes folle, comment voulez que j’atteigne le fond du lac ? C’est glacé, je vais me noyer.

- Aies confiance ! Les éphémères sont là pour t’accompagner jusqu’à la porte.

- Les éphémères ? Ils sont dans le lac ?

- Ils sont là où l’amour a besoin d’eux. Ce Laisser pour compte avait besoin d’amour, c’est pour ça qu’il est venu sur le territoire des éphémères. C’est pour cette raison que les éphémères ont décidé de l’aider. Ils t’aideront aussi. Ils sentiront que c’est bon pour lui.

- Mais je ne peux pas ! C’est beaucoup trop dangereux. Et s’ils ne m’aident pas ?

- Les éphémères aident tout le monde. Ils sont convaincus que l’amour est présent en chacun de nous et que leur mission c’est de le réveiller. Quand tu seras dans l’eau, laisse toi guider, n’essaie pas de lutter, et surtout n’ouvre pas les yeux.

Wanille tendit la jambe. Elle sentit aussitôt l’eau glacée lui remonter jusqu’au mollet. Elle voulut faire demi-tour, mais il était trop tard son corps partait vers l’avant.


- Bonjour Wanille !

C’était une voix de petite fille. Elle la percevait très distinctement.


- Je suis une éphémère. Et je vais te guider jusque la porte de la cabane. La cabane est notre royaume. Le royaume de l’amour. C’est là que nous restons la plupart du temps quand nous ne sommes pas dans la forêt ou dans le lac. Ils nous arrivent d’aider les gens quand ils se perdent dans cette grande forêt que l’on appelle l’amour. La plupart du temps ils ne savent pas pourquoi ils sont là, en train de se promener de ce côté du lac. Nous nous savons que c’est leurs coeurs qui les guident.

- Alors vous existez vraiment ?

- Bien sûr mais pas pour tout le monde. Nous n’existons que pour ceux qui croient en l’amour mais qui ne savent pas où le trouver. La plupart du temps on ne sait pas lire la vie avec son coeur. Notre vision est obstruée par beaucoup de choses. Il nous faut regarder ce que voit notre coeur. Alors essaie de voir ce que regarde ton coeur et avance.

Encore une fois Wanille sentait ses jambes lourdes. Elle avait peur de ne pas pouvoir continuer à avancer. Elle était si près du but. Elle avait tellement fait pour en arriver jusque là. Elle revoyait le chemin parcouru, les arbres, le vent, les étoiles, les marguerites, les grenouilles. Tous lui avait dit la même chose : « Aies confiance ! ». Et là devant ces êtres éphémères qu’elle avait toujours en secret rêvé de rencontrer, elle voulait reculer faire demi-tour. Elle s’en voulait d’être une nouvelle fois empreinte au doute et à la peur.


- Si tu ne te mets pas en mouvement je ne pourrais pas t’accompagner. Il faut que tu fasses le premier pas. Je peux juste d’indiquer le chemin mais je ne peux pas t’obliger à le prendre.

Wanille tendit les bras comme pour essayer d’attraper quelque chose et engagea le premier pas. Aussitôt, elle sentit dans sa main la poignée de la porte.


- Vas-y ouvre ! Tu peux ouvrir les yeux.

Wanille poussa la porte et ouvrit les yeux. L’intérieur de la cabane était petit, mais elle pouvait tenir debout. Autour d’un lit, placé au centre de la pièce, se tenait une vingtaine de petites filles. Elles s’activaient en prenant soin du petit jeune homme qui était allongé dessus. Elle s’occupait de son visage, lui nettoyait les pieds, refaisait le lit. Curieusement, la cabane était très lumineuse.


- Voilà, tu es au Royaume des éphémères, le Royaume de l’amour. Et comme tu le sais, c’est Sintji qui est couché sur le lit. Il est venu nous voir et nous a dit qu’il avait décidé de dormir jusqu’à ce qu’une belle princesse vienne le réveiller. On a bien rigolé, mais ils s’est endormi aussitôt et il ne s’est jamais réveillé. Ca doit être vrai ! Et tu es là ? Tu as dû entendre les appels de son coeur.

Toutes les petites filles se mirent à rire en même temps.


- Non, c’est pas du tout ça...

- Peu importe ce que c’est ! Tu es là ? Oublies pourquoi tu es venue ? On ne vient pas aux Royaume des éphémères pour rien !

- Et qu’est ce que je dois faire ?

- Vraiment, tu ne sais pas t’y prendre ! Tu te penches et tu l’embrasses sur la bouche. Comme dans la Belle au bois dormant. Sauf que cette fois c’est le Prince qui dort.

Une nouvelle fois toutes les fillettes se mirent à rire.

Wanille s’approcha du lit. Elle s’agenouilla et fit basculer son corps pour pouvoir embrasser le Prince des Laisser pour compte. Elle embrassa le petit nain sur la joue.


- Mais non ! Sur la bouche !

Wanille eu tout d’un coup l’impression qu’elle était à nouveau dans la cour de récréation de l’école primaire et que ces copines la poussaient à embrasser... comment il s’appelait déjà ?

Elle se pencha à nouveau. Cette fois elle s’approcha des lèvres du petit Prince. Plus personne ne ricanait. Wanille se sentait bien avec toutes ces petites filles autour d’elle. Elle repensait à nouveau à ces récréations amoureuses de l’école primaire, à ces baisers volés. Les enfants ont cette faculté d’aimer intégralement, sans se poser des millions de questions comme les adultes. Ils ne se mettent pas de barrière, ils ouvrent leur coeur, c’est tout. Les enfants s’aiment, ils aiment, ils ne trichent pas. Elle se dit que là était peut être la vérité, conserver son coeur d’enfant pour pouvoir aimer, vraiment. Plongée dans ces pensées, elle ne se rendit pas compte que ses lèvres avaient touchées celles du Prince. Elle avait encore les yeux fermés quand le Prince seréveilla.


- Bonjour beau Prince ! dit une des éphémères.

Toutes ensemble, les autres se mirent à rire.


- Quel jour sommes-nous ? Qui êtes-vous ?

- C’est votre Princesse, beau Prince.

- Ma princesse ! Mais vous voyez bien que ce n’est pas une Laisser pour compte. De quoi aurions-nous l’air ? Où vivrons-nous ? Elle a quatre pattes et moi sur des échasses !

Le Prince s’était redressé et avait pris sa tête entre ses mains. Il ne pouvait pas croire que le monde était si stupide. Il avait dormi tout ce temps pour attendre une Princesse qui finalement avait la forme d’une Autre.

Alors Wanille s’approcha du Prince des Laisser pour compte et lui prit les mains. Dorénavant la force, le courage, l’espoir, la confiance qui l’avait accompagnés toute la journée seraient toujours présents dans son regard. Le Prince en fut convaincu aussitôt. Lui qui deux minutes plus tôt regrettait d’avoir été réveillé, voilà que maintenant il ressentait cette Autre. Wanille continuait de le regarder intensément. Une larme coula sur sa joue. Elle lui serra les mains un peu plus fort encore. Elle reconnaissait cette sensation. Elle l’avait toujours espérée, en secret. Elle la retrouvait enfin. Pour rien au monde, elle ne l’aurait laissée s’échapper d’elle une nouvelle fois. Son coeur lui montrait à nouveau le chemin, le coeur d’un autre. Elle se sentit légère, vivante. Elle s’approcha à nouveau du Prince et au moment où ses lèvres allaient toucher les siennes, elle lui chuchotta :


- N’aies pas peur mon Beau Prince, aies confiance !


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