Etre un touriste

L’autre jour quelqu’un m’a demandé si je me sentais « touriste », l’insulte suprême pour tous les voyageurs au long cours. Dans un premier temps, j’ai donc répondu assez ferme : « non !! »... et aussitôt je suis revenu sur ma réponse et j’ai ajouté : « oui, des fois ! ».


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L’autre jour quelqu’un m’a demandé si je me sentais « touriste », l’insulte suprême pour tous les voyageurs au long cours. Dans un premier temps, j’ai donc répondu assez ferme : « non !! »... et aussitôt je suis revenu sur ma réponse et j’ai ajouté : « oui, des fois ! ». Je ne me sens pas touriste, dans le sens où la démarche que j’ai entreprise dépasse le simple fait de voir du pays et de courir les points forts proposés par les guides touristiques et qu’elle a beaucoup plus à voir avec une façon de se remettre à l’endroit avec sa propre existence en allant à la rencontre de l’Autre et du monde. Mais en même temps, il faut bien avouer que dans l’oeil de cet Autre, qu’il soit bleu, marron, vert, ou noir, je suis souvent et simplement un touriste comme les autres.

Si j’étais un touriste voilà ce que je serais :

J’irais me coucher de bonne heure parce que demain faut se lever tôt,
J’irais m’envoyer une bouteille de vodka par soir en Argentine, de la cocaïne au Brésil, et des filles un peu partout,
Sans aucune retenue et devant des argentins, je dirais : « Pour moi l’Argentine ça se résume à de la bonne bouffe, du bon pinard et des gonzesses... bonnes ! »,
Je traverserais les villages à vélo s’en dire bonjour à ceux que je croise,
Je me promènerais avec une bouteille d’eau minérale collée à la main,
Je ferais le tour du monde en trois mois (ou moins),
Je ferais du parachute en Argentine parce que c’est moins cher,
J’achèterais des antiquités qui sortent des tombes Incas ou des maisons Dogons,
J’achèterais de l’artisanat local mais fabriqué en Chine,
Je chipoterais pour 20 centimes d’euros le travail de n’importe quel artisan en même temps que je m’enverrais des bières,
Je déambulerait sur les plages du monde entier en short à fleurs,
Je traverserais la moitié du monde en cycliste moulé jusqu’aux burnes,
Je m’enverrais l’équivalent d’un mois de salaire africain dans un steack saignant en plein milieu du désert,
Je serrerais la main à des paysans chinois, kirghizes ou turcs avec des vêtements dont le prix dépassent de loin la récolte d’une année,
Je rentrerais dans une boîte chinoise et sans prendre le temps de retirer ma veste je dirais au premier blanc cul qui passe : « Y’a pas grand-chose ce soir ! », sous entendu y’a rien a se mettre sous la dent (entre autre),
J’accrocherais tous les soirs mon vélo à ma tente parce que même en plein milieu de nulle part « y’a toujours quelqu’un qui t’observe »...

Etre un touriste : ça pourrait être la plus belle des inventions, la plus désirable des expériences pour chacun de nous : découvrir le monde dans la diversité des êtres et des lieux qui le constitue. Seulement, l’expérience montre que ce n’est en rien le cas, malheureusement. La plupart du temps et où qu’il se trouve, un touriste, c’est un peu la mouche dans le lait, la tâche dans le paysage.

Il y a une raison évidente à cela : un touriste se déplace majoritairement au gré des « highlights » à ne manquer pour rien au monde que proposent les guides touristiques écrits par des touristes pour des touristes, il mange dans les mêmes restaurants que sa communauté d’adoption de « Routards » ou « Lonely », boit les mêmes bières dans les mêmes bars, fréquente les mêmes cybercafés, dort dans les mêmes auberges et au bout de son « conte », rencontre les mêmes personnes, les mêmes « autochtones ».


Anecdote de routes : Juillet 2006, Cordoba, Argentine - Hôtel El refugio
Il y a truc très bizarre dans le monde. Mes compatriotes, ce qui sont issus du monde développé comme moi, ceux qui sont le plus enclin à me comprendre, à m’entendre, ne s’intéresse que très peu à ce que je suis. Ils parlent, ça c’est sûr, ils ont énormément de choses à dire, mais à écouter presque rien. Pas tous, je vous l’accorde. Mais si on ne considère que les argentins par exemple, je ne parle même pas des iraniens, des turcs ou de tous les autres, il apparaît que tous sont plus attentifs à cet étranger qui vient leur rendre visite et qui cherche à faire un petit pas vers eux. C’est comme si, plus on est supposé connaître les gens et moins on est attentif à ce qu’ils sont au moment où on les rencontre. Etrange. La plupart sont des touristes. Même ceux qui voyagent un peu plus longtemps se comporte comme des touristes, des pions sur l’échiquier mondial et qui se déplacent la plupart du temps là où on leur dit d’aller pour consommer. Alors croiser un autre étranger, c’est juste prendre un peu de temps pour le consommer un peu lui aussi. Leur pas vers l’autre, c’est passer une semaine pour apprendre sa langue dans un institut privé.


Toi, légèrement touriste responsable, essaie juste de parler politique, sens de la vie, responsabilité, partage des richesses. C’est creux. A croire qu’ils gardent ça pour leurs pays et les débats télévisés qu’ils ne manqueront pas de commenter. Car mine de rien, c’est quand même une chance inouïe de pouvoir avoir à sa table et au même moment un israélien, un américain, un canadien et deux français. On pourrait par exemple parler du conflit israélo-palestinien pour essayer de le comprendre un peu mieux, les Etats-Unis pourraient nous donner leur point de vue sur la question et le canadien pourrait nous expliquer de quel ordre sur cette question sont les relations américano-canadiennes. Nous, on pourrait parler de l’Europe, celle des 25, de la Turquie, leur expliquer comment on voit les choses, comment se passe notre vie sur notre vieux continent. Et bien non. Et c’est pas faute d’essayer, la couleur du steak, le goût du pinard, espace fumeur ou non-fumeur, de l’eau avec ou sans les glaçons, tout ça est beaucoup plus intéressant.


Causette - chanson pour dire
Ca fait deux heures que j’te connais
Ma vie j’vais t’la raconter
T’inquiète
Mes amours mon boulot mes parents
Tout y passera on a du temps
T’inquiète

Refrain :
Je sais je cause de trop
Mais c’est comme ça, c’est dans ma peau
C’est des conneries
Mais moi je m’en fous, c’est c’que j’me dis

Depuis toujours j’suis en souffrance
La langue pendue, le verbe en carence
Disette
Des trucs à dire j’en ai des tonnes
Je suis française tiens ça t’étonne
Disette

Refrain :
Je sais je cause de trop
Si ça vous barbe, c’est pas de pot
Ca m’est égal
Si t’entends rien moi j’me régale

Je m’appelle Linda je suis médecin
Audrey, Gaby on est en chemin
Répète
Vas-y raconte prends ton temps
On a des clopes c’est l’bon moment
Répète

Refrain :
Tu sais t’habla mucho (tu parles beaucoup)
Mais c’est pas grave no entiendo (je comprends rien)
Ha-hablamos (parlons)
Y nosotros vamos juntos (et allons ensemble)

Dans le débit de vos histoires
Y’a amour beauté et gloire
C’est chouette
Il y a des peines et des sourires
Mille anecdotes pour mieux mentir
C’est chouette

Refrain fin :
On entend pas tout
Mais c’est pas grave, on s’en fout
On comprend très bien
Derrière tout ça, y’a un moyen
Pour prendre la main
Et finalement se sentir bien



En cela, être un touriste, c’est vivre dans un monde virtuel déconnecté de la réalité, au mieux c’est sentir une réalité erronée, déformée. Le contact avec l’Autre, le mieux placé pour me raconter l’endroit où je suis, reste anecdotique au dépend des contacts nombreux avec mes équivalents culturels, majoritaires et de loin. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la plupart des voyageurs, en voyage et non avant le départ, préfèrent récupérer leurs informations auprès d’autres voyageurs ou mieux auprès des nombreux forums de voyages qui existent sur Internet pour savoir où dormir dans la prochaine ville ou encore pour connaître l’état de la route entre deux villes. S’informer auprès de la population locale reste exceptionnel. Le dehors apparaît bien souvent comme inadapté, quand il n’apparaît pas hostile. Il faut donc l’adapter plutôt que s’adapter, contraindre l’Autre plutôt que l’épouser, lui imposer mes codes plutôt que de composer avec les siens. C’est ainsi que des villes minuscules comme San Pedro de Atacama (Chili) ou Calafate (Argentine) voient pousser des antennes satellites pour Internet au milieu de déserts, que les menus de restaurants ou les services d’hôtels son traduits en hébreu ( !?!) à Bariloche (Argentine) ou que les discours s’adaptent et transforment eux aussi la réalité.


Anecdote de routes : Octobre 2006, Chili, Parc National Pan de Azucar. « Le parc est à environ une demi heure de voiture de la première ville, Chañaral. Aussi, il faut pour s’y rendre, espérer qu’une auto sorte du Parc ou du village de pêcheurs qui se trouve au milieu. Deux types de voitures viennent au Parc : celles des touristes et celles de pêcheurs. Je suis dans celle d’un groupe de touristes aujourd’hui. En fait, ils ne sont que trois avec une guide chilienne (une alternative au tourisme de masse, plus de proximité, plus de temps, plus d’authenticité). Il y a une américaine, un anglais et un néerlandais. L’américaine parle l’espagnol, les deux autres très peu, la guide parle anglais. En arrivant sur Chañaral, qui se situe au niveau de la mer dans une baie immense entourée des hauteurs des Andes (c’est un port de pêche), apparaît sous nous yeux une plage gigantesque de sable blanc, très blanc. Du haut de plage jusqu’au Pacifique, il y a peut être un kilomètre à parcourir. C’est immense et c’est vrai qu’elle est belle cette plage, ça donnerait envie de s’y arrêter pour rejoindre le Pacifique tranquillement les pieds dans le sable fin. Et les touristes ne s’y trompent pas, ils demandent à la guide chauffeuse s’ils peuvent s’arrêter pour laisser traîner leurs pieds dans le sable. La guide leur répond que ce n’est malheureusement pas possible, prétextant qu’ils doivent se rendre a l’aéroport de - je ne me rappelle pas - pour rejoindre San Pedro, plein milieu du désert d’Atacama, haut lieu du tourisme s’il en est (un highlight !). Elle ne jugera pas utile de préciser qu’il est déconseillé de se promener sur la plage, de surcroît pieds nus, parce que le sable n’est rien d’autre qu’un résidu, hautement toxique, de l’exploitation de la mine de cuivre d’El Salvador appartenant à la Codelco (société d’Etat) située à quelques 100 kilomètres (je crois) plus à l’intérieur. Des centaines de milliers de kilomètres cubes de résidus sulfurés liquides ont cheminés jusqu’ici, jusqu’à la mer par une canalisation gigantesque à travers les Andes. Sur Chañaral et toute la région on dénombre des cas de malformations et de cancers dans des proportions anormales et inquiétantes ainsi évidemment qu’une disparition conséquente des espèces locales de poissons et d’algues... quel intérêt d’en inquiéter le touriste en vacances. »


Etre un touriste, c’est être en voyage. C’est donc en accepter les règles : faire un pas vers l’inconnu, faire un pas vers le monde de l’Autre, m’arracher à ma culture et à mes repères pour épouser un ailleurs - dans toutes ses dimensions, même temporairement. L’acceptation de ces règles, même volontaire, est inévitablement source d’angoisse voire de peur pour des individus venant pour la plupart d’une société qui privilégie l’Ici au dépend de l’Ailleurs, le dedans au dépend du dehors, la sédentarisation au dépend du nomadisme, l’immobilisme au dépend du changement, le « reculer pour mieux sauter » au dépend du « saute et tu sauras voler ».

Aussi, s’il n’y prend garde et s’il n’est pas suffisamment convaincu des richesses identitaire et culturelle qui le composent et qui sont autant de possibilités d’échanges et de partage avec l’Autre, le voyageur aura naturellement tendance à se réfugier auprès des membres de sa communauté et à s’isoler en dehors des réalités du monde qui l’entoure. Bardés de barrières, qui sont autant de frontières symboliques qui l’isolent du reste du monde dans lequel il évolue (les lunettes noires en sont une manifestation) il s’éloigne de l’Autre et vit un paradoxe puisque c’est précisément ce qu’il est venu chercher. Il passe à côté de ce que Levinas et d’autres n’hésitent pas à définir comme un « évènement fondamental ». Il accepte d’oublier que la Relation à l’Autre, reste le but ultime de tout voyage.

Il en oublie que chaque rencontre est unique qu’elle soit pour un soir, une heure, un repas et qu’elle ne pourra jamais se décréter ou s’offrir derrière les pages d’un guide touristique en papier ou les savoirs d’un guide touristique en chair et en os. Il en oublie qu’il est de sa responsabilité de provoquer la rencontre avec l’Autre, de faire un pas vers lui, d’accepter de changer ses repères, de repenser sa façon d’être. S’il souhaite entrer en relation avec l’Autre le voyageur devra inévitablement repenser ses modes de fonctionnement, ses propres schémas de pensées, revoir ses repères sinon ces différences s’érigeront tels des murs entre moi et l’Autre.

Cette démarche n’est pas simple et demande du temps à celui qui l’entreprend. Mais elle en vaut la peine, quitte à perdre une petite part de soi dans la confrontation. Faire un pas vers l’Autre pour qui cherche à voyager, c’est obligatoirement épouser une partie de ses coutumes et de son quotidien. C’est le problème majeur que rencontre la plupart des touristes aujourd’hui peu préparés qu’ils sont à s’ouvrir à l’Autre. Il ne s’agit aucunement de se perdre ou de s’oublier dans la relation, il s’agit simplement d’accepter que l’Autre dispose d’autant de richesse que celles dont je dispose moi aussi.

Copacabana, Bolivie. Le 20 janvier 2007.




Mots-clés

Aire géo-culturelle: Amérique du Sud
Catégorie d’acteur: Voyageur
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